Bienvenue dans les légendes du Morvan de Sandra Amani
L'auteure partage à travers cette rubrique quelques histoires extraites de ses nombreuses publications.
Ses livres sont disponibles dans toutes les librairies de Bourgogne ou sur commande. amani.sandra7@gmail.com
Biographie
Sandra Amani est une auteure bourguignonne, demeurant à Dijon. Née à Paris, elle a grandi dans le Morvan, à la Roche en Brenil. Elle a ainsi passé son enfance en compagnie d’un grand-père qui adorait l’emmener dans les forêts et lui conter les légendes des lieux par où ils passaient, des pierres mystérieuses, des châteaux en ruines. Cette magie ne l’a jamais quittée et aujourd’hui,elle fait perdurer le souvenir de cet homme en publiant de belles histoires.
Professeur de français, elle débuta sa carrière en écrivant des romans pour la jeunesse. Le premier s’intitulait Rendez-vous avec un fantôme. C’était en 2001. Deux autres ont suivi. Puis, en 2004, elle fut contactée par les Editions de l’Escargot savant, qui lui demandèrent d’écrire des légendes du Morvan. Ce fut le début d’une longue série de publications, ayant toutes pour thème les légendes et le mystère : Légendes du Morvan, Histoires extraordinaires de châteaux en Bourgogne, Légendes du vignoble, Mystères du Nivernais (De Borée), puis les Chemins du mystère et d’autres légendes du Morvan aux éditions Temps impossibles, son éditeur actuel. Elle a également adapté certaines de ses légendes en livres pour enfants (Le Poron de l’étoile, le Poron des lutins) et scénarisé trois bandes dessinées (Légendes du Morvan, Légendes et mystères de Bourgogne et le Songe de Charlemagne, qui relate l’histoire de la basilique de Saulieu).
Ses livres sont disponibles dans toutes les librairies de Bourgogne ou sur commande. amani.sandra7@gmail.com
Sommaire
La bête Faramine de Ménessaire
La bête Faramine de Ménessaire
L |
e petit village de Ménessaire est une enclave côte-d’orienne située aux confins de la Nièvre et de la Saône-et-Loire. En effet, quand Moux et Alligny-en-Morvan ont été rattachés à la Nièvre et le hameau de Buis à la Saône-et-Loire par son intégration à Chissey-en-Morvan, le village de Ménessaire a, lui, été inclus dans le département de la Côte-d’Or.
Autrefois, dans ce village, vivait un horrible serpent à sept têtes. On l’appelait Bête Faramine. Ce monstre cruel était très redouté. On en parlait dans toutes les contrées environnantes. Nul ne savait comment la bête était arrivée jusque là. Certains paysans affirmaient même qu’il s’agissait de la fée Mélusine, transformée par sa mère en serpent malfaisant pour la punir des actes mauvais qu’elle avait commis.
La bête vivait dans une grotte située non loin du village. Cela faisait environ sept mois qu’elle s’y était installée et, depuis son arrivée, les catastrophes se multipliaient. Un soir, on découvrit dans un buisson un petit enfant entièrement vidé de son sang ; le lendemain, au détour d’un pré, des vaches gisaient, ventre gonflé, assaillies par des mouches voraces. On supposa que c’était son œuvre. De jour en jour, la terreur grandissait et l’on n’osait plus quitter sa chaumière de peur d’être dévoré par le monstre.
Las de vivre dans cette crainte perpétuelle, les villageois décidèrent d’envoyer une requête à Robin, le seigneur du château.
- Sire, dit le prévôt, porte-parole des villageois. Nous venons aujourd’hui vous implorer de mettre fin à l’emprise de cette bête. Il vous faut trouver un moyen de la neutraliser car nous tremblons pour nos femmes et nos enfants !
Le seigneur, ennuyé, ne sut que répondre, car il n’avait encore jamais été confronté à ce genre de situation. Il décida d’envoyer un de ses plus courageux soldats vers la bête afin de discuter avec elle et peut-être trouver une solution qui conviendrait à tout le monde et permettrait de rétablir le calme dans la contrée.
Le soldat partit, fier d’avoir été choisi pour la mission. Arrivé à la grotte, il vit que la Faramine se reposait. Six de ses têtes étaient posées sur le sol et fermaient les yeux, tandis que la septième faisait le guet.
- Ne sois pas hostile, bête, cria-t-il de loin ! Je ne viens pas pour te tuer. Mon seigneur m’envoie pour te demander ce qu’il faudrait que nous fassions pour que tu nous laisses en repos et que tu cesses de t’en prendre à nos enfants et nos animaux.
- C’est très simple, répondit l’infâme créature, sans même prendre le temps de réfléchir. Chaque samedi, il vous faudra tirer au sort une jeune vierge. Celle-ci constituera mon repas pour la semaine. Si vous faites cela, plus jamais, vous n’aurez de mauvaise surprise.
Un horrible rictus signifia le congé du soldat, qui repartit, jambes tremblantes, craignant la colère de son seigneur.
La mort dans l’âme, il lui fit part de la décision du monstre. Lorsqu’il arriva dans la salle du trône, le suzerain disputait avec Mélissande, sa fille, une partie de tric-trac[1] acharnée.
- Apparemment, soldat, tu ne m’apportes pas de bonnes nouvelles, si j’en crois ta mine sombre. Allez, conte-moi ton entrevue avec le serpent à sept têtes.
Le soldat lui rapporta fidèlement les paroles de la bête, ainsi que son verdict sans appel. Le roi ne put contenir sa colère :
- Il est hors de question que nous lui obéissions ! Nous ne pouvons ainsi sacrifier chaque semaine une jeune fille ! J’attendais mieux de toi, espèce d’incapable !
- Père, murmura la demoiselle, en tentant d’adoucir sa fureur. Je pense que si vous ne faites pas ce que demande Faramine, il nous faudra déplorer encore des centaines de victimes.
- Eh bien soit, conclut le seigneur en soupirant. Puisque même ma fille semble d’accord, nous devons nous résoudre à accomplir la volonté du monstre. Page ! appela-t-il. Prépare des morceaux de bois sur lesquels tu inscriras le nom des pucelles âgées au moins de quinze ans. Mets ces noms dans un sac et, chaque samedi, nous procéderons à un tirage au sort.
Le page s’exécuta donc. Lorsqu’il eut terminé sa sinistre besogne, la jeune fille se tourna son père, s’empara d’un dernier bout de bois, inscrivit dessus un nom puis dit :
- Il me semble, Père, que votre page a oublié d’écrire un nom. Voici, à présent, cet oubli réparé.
Le seigneur la regarda sans comprendre.
- Vous devez vous tromper, ma fille. Mon page n’a oublié personne.
Mélissande le fixa de ses doux yeux bleus et avant qu’il n’ait le temps de comprendre le sens de ses mots, elle prononça cette sentence sans appel :
- Père, j’ai moi aussi quinze ans !
Le lendemain était un samedi. On devait donc procéder au funeste tirage au sort. Le seigneur avait décidé de se soumettre à cette tâche immonde. Tout le village avait reçu l’ordre d’être présent sur la place publique. Les mères, émues, serraient dans leurs bras leur progéniture les yeux rivés sur le sac, dans lequel Robin plongea sa main. La jeune Flore, fille aînée du comte Albert, fut désignée pour nourrir la bête, cette semaine-là. On entendit un long soupir de soulagement dans la foule. Deux soldats arrachèrent aussitôt la pauvre enfant des bras de sa mère en larmes. Puis on l’emmena, en procession, au fond de l’antre maudit. Pendant de longues minutes, on entendit des cris déchirants. Les gens priaient devant la grotte, implorant la clémence de la bête. Tout à coup, un terrible silence signifia que Dieu n’avait pu sauver la fillette.
Les semaines passèrent. Chaque samedi, une nouvelle victime subissait les crocs de la bête Faramine et, ainsi, chaque samedi, une nouvelle famille s’endeuillait. Le seigneur ne savait plus que faire pour divertir son peuple. Le dimanche, celui-ci organisait des tournois ou faisait jouer des fabliaux afin d’amuser ceux de ses sujets, de moins en moins nombreux d’ailleurs, qui avaient encore le cœur à rire.
Un beau jour, le sort désigna Mélissande. Ce fut un choc pour les chevaliers qui espéraient en secret la prendre pour épouse. Robin, dévoré de chagrin, refusa d’accepter la volonté du destin. Les villageois rassemblés l’observaient, guettant le moindre de ses gestes.
- Père, lui ordonna sa fille, en colère. Au nom de toutes ces pauvres vierges qui ont subi avant moi le terrible sort, j’exige que vous me laissiez rejoindre la grotte. Si vous m’en empêchez, je mettrai moi-même fin à mes jours. Je refuse que vous déshonoriez notre famille en commettant une si grave injustice.
- Qu’à cela ne tienne ! hurla Robin, à bout. À quinze ans, on est en âge de se marier ! Que celui qui veut obtenir la main de ma fille entre avec elle dans la grotte et tue la bête avant qu’elle ne la dévore !
Alors que peu d’hommes répondaient à l’appel du seigneur, un chevalier que personne ne connaissait à Ménéssaire annonça qu’il souhaitait accomplir la prouesse. Il pénétra dans la grotte avant Mélissande et, sans que le monstre n’ait eu le temps de réagir, d’un coup vif et puissant, il trancha les sept têtes qui se retrouvèrent au sol, langues pendantes. La demoiselle, à demi-évanouie de terreur, sortit de l’antre au bras de son vainqueur, que la foule ne cessait d’acclamer. Les jeunes filles désormais hors de danger lui sautaient au cou pour l’embrasser. Mélissande, reconnaissante, ne fut pas longue à éprouver de l’amour pour son sauveur. Au comble du bonheur, Robin voulut organiser immédiatement la cérémonie du mariage.
- Hélas Monseigneur ! regretta le chevalier. Une promesse me lie dans un pays lointain, où une pauvre reine attend mes services. Damoiselle Mélissande, je vous demande de patienter et de me faire confiance : je serai de retour d’ici un an et un jour.
- Soit, répondit le père, déçu, mais si vous n’êtes pas revenu dans les temps, je ferai comme si vous n’aviez jamais existé et j’offrirai ma fille en mariage au premier qui se présentera et dira qu’il a vaincu la bête. Je le jure solennellement. Votre visage s’effacera de ma mémoire. Vous deviendrez pour moi un parfait inconnu et j’ignorerai vos prouesses passées.
Avant de partir, le jeune homme retourna dans la grotte et trancha les sept langues de la créature. Puis il les rangea dans un mouchoir. La châtelaine le regarda s’éloigner sur son magnifique destrier.
- Et s’il ne revenait jamais ? songeait-elle. S’il trépassait avant de d'avoir accompli sa mission ?
La mort dans l’âme, elle se résigna à rentrer au château. Son père, pour fêter la victoire du chevalier, organisa une grande fête qui lui fit un peu oublier sa détresse.
Comme un an et un jour venaient de s’écouler et que le vainqueur ne revenait pas, le seigneur, pressé par sa fille, lança un appel dans tout le royaume afin de retrouver le preux guerrier. Celui-ci resta sourd à cet appel. Alors un charbonnier se présenta, prétendant que c’était lui le vainqueur. Malgré ses vilaines manières, Robin fut bien obligé de proclamer le mariage, puisqu’il s’y était engagé.
Le jour de la cérémonie, alors que la malheureuse Mélissande se préparait à exaucer le souhait de son père, on entendit le hennissement d’un cheval devant l’église. Peu de temps après, la porte s’ouvrit brusquement et le valeureux chevalier se précipita aux pieds du seigneur :
- Sire, implora-t-il. Je vous demande juste un peu d’attention. Je suis le vainqueur de la bête Faramine et la main de votre fille me revient.
- Jeune homme, répondit Robin qui l’avait bien reconnu. As-tu une preuve de ce que tu avances ? lui demanda-t-il en espérant une réponse positive.
Tout le monde observait la scène. Melissande, tremblante, fixait le chevalier. Ses yeux le suppliaient de la sauver de cette terrible union. Sans se laisser impressionner par les hurlements de la foule, le chevalier sortit alors de son mouchoir les sept langues du monstre sous les yeux de l’assemblée ébahie. Folle de joie, la demoiselle se jeta dans les bras de son père, pendant que des soldats s’emparaient du charbonnier pour le chasser de l’église.
Le mariage fut célébré le samedi suivant. Toutes les rescapées de la bête étaient présentes, vêtues de blanc, des fleurs dans les cheveux. Les chaumières avaient été ornées de roses. Des paysans venus de Moux et d’Alligny jouaient de la vielle. Jamais le fief de Ménessaire n’avait connu plus grande liesse. Ce jour-là, le seigneur décida que, chaque année, le jour de la fête de Marie, une messe serait dite en hommage aux malheureuses victimes du monstre.
De nombreuses années plus tard, Ménessaire fut pillé par les Grandes compagnies qui parcouraient la région, puis en partie brûlé par Louis XI en guerre contre la Bourgogne.
Cependant aujourd’hui, le château, devenu chambres d’hôtes, surplombe fièrement le village et l’immense forêt. On peut encore admirer ses quatre tours rondes, surmontées d’un magnifique toit aux tuiles vernissées. La grotte de la bête fut solidement murée au moyen d’une grosse pierre dans les années qui suivirent sa mort.
Toutefois, si vous vous promenez dans la grande forêt environnante, ne vous retournez surtout pas si, derrière vous, les feuilles bougent. Vous pourriez voir son fantôme surgir d’un buisson.
Avec l’aimable autorisation de M. Bernard Mainçon, propriétaire du château de Ménessaire.
[1]Ancêtre du jeu de dames
C |
et été-là, je passais quelques jours de vacances chez Dominique et Isabelle, des amis qui demeuraient à Courcelotte, un hameau de Dompierre-en-Morvan. Nous nous étions promenés toute la journée dans les alentours et ils m’avaient fait découvrir de jolis endroits, que moi, parisienne peu habituée à la campagne, j’avais trouvés formidables.
L’un d’entre eux, l’étang de Cassin, m’avait plus particulièrement intriguée. Il s’agissait d’un point d’eau situé en plein milieu des bois, surplombé d’un moulin qui avait, parait-il, fonctionné jusqu’au début du vingtième siècle. C’était une bâtisse en pierres, légèrement délabrée, un peu sinistre, mais, sous le soleil, ce coin me sembla plutôt pittoresque.
Au dîner, mes amis m’annoncèrent que, le soir même, nous y retournerions. Cependant, il nous faudrait attendre que la nuit soit complètement tombée. Je ne comprenais pas pourquoi et ils ne voulurent surtout pas m’en dire plus. J’achevai mon repas, impatiente de voir le soleil se coucher. En attendant, nous sortîmes prendre le café sur la terrasse. J’en profitai pour savourer les parfums des roses, ainsi que les fragrances de l’herbe fraîchement tondue.
Quand la nuit fut complètement tombée, nous prîmes la direction de l’étang et, munis de lampes-torches, nous nous engageâmes dans l’étroit sentier qui conduisait au moulin. Je regardai ma montre ; onze heures approchaient. J’étouffai un bâillement, en espérant que le spectacle en vaudrait la chandelle car je n’aimais pas trop me coucher tard.
Lorsqu’on parvint à destination, Dominique nous conduisit à un endroit depuis lequel nous avions une vue sur l’étang tout entier, ainsi que sur le moulin. Un léger vent faisait bruire les feuilles des chênes sous lesquels nous nous trouvions. Je fus prise de frissons. Pourtant, la chaleur caniculaire qui avait régné tout l’après-midi n’avait guère faibli. Il faisait encore très lourd. Je compris que l’atmosphère du lieu et le mystère qu’entretenaient mes hôtes me rendaient nerveuse. Mon ami, enfin, se décida à parler :
- Vois-tu, nous sommes aujourd’hui le douze juillet et, de surcroît, la lune est pleine. Si les paysans du coin n’ont pas menti, tu vas bientôt assister à un événement pour le moins extraordinaire !
Je demandai, perplexe :
- L’avez-vous déjà vécu ?
- Non, nous n’habitons cette région que depuis peu de temps, tu sais. Mais on nous en a tellement raconté à ce sujet, que nous sommes impatients d’assister à un tel événement.
Soudain, tout le monde se tut. Nous gardions les yeux rivés à l’étang. Bouche bée, je vis l’eau rougir, faiblement d’abord, puis plus nettement. Elle paraissait s’embraser. La lune qui l’éclairait accentuait l’effet. Je n’en croyais pas mes yeux. Comme je tournais la tête en direction du moulin, je m’aperçus qu’une faible lumière éclairait ses murs, alors que, quelques minutes auparavant, tout était noir.
- Sans doute l’effet de la lune , pensai-je, effrayée.
C’est alors que je crus voir des ombres danser à l’intérieur.
- On peut s’approcher du moulin ? demandai-je, à la fois fascinée et terrorisée par le spectacle.
- Je crois qu’il ne vaut mieux pas, répondit Isabelle dont la voix tremblait. Pétrifiée, elle serrait très fort le bras de son mari qui, lui non plus, ne pipait mot. Je devinai qu’eux aussi avaient remarqué les ombres.
Je n’insistai pas. Peu à peu le phénomène sembla s’atténuer. L’eau redevint noire et, quelques minutes après, nous eûmes l’impression de sortir d’un terrible cauchemar. Une légère brise soufflait toujours et la lune se dissimula à moitié derrière un nuage. L’endroit parut ainsi moins sinistre, mais nous n’avions qu’une hâte : rentrer à la maison.
Nous fîmes donc demi-tour et nous hâtâmes de regagner nos pénates. Bien qu’il fût plus de minuit, nous nous installâmes sur le canapé et Isabelle nous prépara des tisanes. Dominique préféra se servir une bonne bière belge malgré l’heure tardive. Je m’empressai de lui poser la question qui me brûlait les lèvres :
- À présent, veux-tu bien m’expliquer en quoi consiste le phénomène auquel nous venons d’assister ?
- Ma chère Sandrine, commença-t-il, sensible à l’intérêt que je prenais à l’écouter, figure-toi que, ce soir, tu as eu énormément de chance. Beaucoup de gens ici rêvent d’assister à ce spectacle extraordinaire. Sachant que cette année, la phase de la lune à cette date y serait sans doute favorable, je t’ai emmenée à Cassin, sans grande conviction cependant. Pourtant, le phénomène, justement, s’est produit : l’eau est devenue toute rouge. C’est le vieux Roger qui va être étonné quand je vais lui raconter tout ça demain ! Lui, il ne s’est encore jamais trouvé là au bon moment ! Et pourtant, il a de nombreuses fois essayé, mais c’était ou trop tôt, ou trop tard !
- Mais, qu’est-ce qui explique ce prodige, à ton avis ? questionna Isabelle en dégustant sa camomille.
- Les villageois disent que ce qui rend l’eau rouge, c’est le sang des résistants torturés pendant la Seconde Guerre mondiale. En effet, comme ce moulin avait cessé de fonctionner, il est devenu un repère précieux pour ceux qui avaient pris le maquis. Malheureusement, les nazis les ont très vite débusqués. Il paraît que les fantômes des pauvres gens hantent encore les lieux. Mais évidemment, ce n’est qu’une légende.
Je frémis : n’avais-je pas eu l’impression de voir des ombres danser dans la bâtisse tandis que l’eau s’enflammait ?
- On a ouï dire que le reflet de la lumière lunaire sur les plantes rougeâtres de l’étang serait à l’origine du phénomène, poursuivit Dominique. Cependant, rien n’explique le fait que ceci ne se produise qu’à certaines dates de l’année. Le 12 juillet serait l’une d’entre elles, apparemment. Je ne connais pas les autres et à ce propos, les informations se contredisent.
- Et toi, tu en penses quoi ? demandai-je, un sourire au coin des lèvres.
Sans me répondre, il fit un geste vague, posa son verre et, après m’avoir souhaité bonne nuit, fila se coucher.
Je compris que même son esprit cartésien avait sérieusement été ébranlé par ce que nous avions vu. Son épouse semblait pâle et toute retournée… Elle m’avoua plus tard qu’elle avait même songé à mettre en vente la maison afin de s’éloigner de ce lieu effrayant.
Lorsque je fus au lit, j’essayai d’apporter une réponse aux questions qui me hantaient. L’atmosphère du lieu m’avait, même en plein jour, fortement impressionnée et je me promis de retourner dès que possible près du moulin sans en avertir mes hôtes.
Le lendemain, assise sur la terrasse où je déjeunais, je me plongeai dans un livre qui parlait de la résistance dans le Morvan. De nombreux maquis s’étaient formés dans les forêts de cette région et la lutte y fut sanglante. Je m’apprêtais à refermer mon livre lorsque je tombai sur cet étrange article, daté de 1946 et puisé dans un journal de l’époque, successeur du Journal du Morvan et ancêtre de la Gazette :
Les nazis entrèrent précipitamment dans le moulin de Cassin, capturèrent les résistants et les torturèrent afin d’obtenir les noms de leurs camarades. On entendait les cris depuis le hameau de Courcelotte. Comme ils ne semblaient pas décidés à parler, les hommes en noir s’emparèrent de leurs victimes dont ils avaient brisé les membres, arraché les dents, ouvert les veines… Ils jetèrent les maquisards encore vivants dans l’étang. Ceux-ci se vidaient de leur sang. En proie à d'atroces souffrances, ils n’eurent pas la force de se débattre. Les pauvres furent retrouvés morts au matin du 13 juillet…
Un frisson me passa dans le dos. Je refermai le livre et, songeuse, rejoignis mon amie pour aller au marché.
Le Poron de la Louise
R |
omain demeurait à Lacour-d’Arcenay. C’est une commune située entre Dompierre-en-Morvan et Saulieu, sur laquelle se trouve le très beau Poron de l’Étoile[1].
Ce matin-là, au volant de sa voiture, il revenait d’une soirée bien arrosée dans une boîte de nuit implantée au lieu-dit Le Brouillard, près de Précy-sous-Thil. Minuit avait sonné depuis longtemps déjà et l’envie de dormir le gagnait peu à peu. Comme il luttait contre le sommeil, il décida donc de ne pas emprunter la route principale car il craignait de rencontrer les gendarmes et il était bien évident que ceux-ci n’approuveraient pas l’état d’ébriété plutôt avancé dans lequel il se trouvait. Il s’engagea donc sur la départementale qui reliait La Croix-de-Molphey à son village. Cette route étant peu fréquentée, il n’y avait pas de risque d’être arrêté. La nuit était belle. La lune éclairait largement le ciel. Dans quelques minutes, il serait enfin dans son lit et pourrait songer à la petite blonde qu’il avait serrée contre lui, le temps d’un slow. Il n’avait pas pris son numéro de téléphone, mais il savait qu’elle était amie avec son cousin. Il pourrait aisément la retrouver quand il le souhaiterait. Il conduisait très doucement car il ne voulait pas abîmer la voiture que lui avait gentiment prêtée son père.
Comme il roulait en bordure de bois, soudain son regard fut attiré par une forme blanche qui se tenait sur le côté gauche de la route.
- Serait-ce un animal ? se demanda-t-il, intrigué, en se frottant les yeux.
Il ralentit un peu et, lorsqu’il arriva tout près d’elle, il constata que la forme était en réalité celle d’une femme entièrement vêtue de blanc. Elle lui fit signe de s’arrêter. Il freina, se gara, puis baissa prudemment sa vitre pour interroger la dame :
- Bonsoir, je peux faire quelque chose pour vous aider ?
- J’aimerais que vous m’emmeniez jusqu’au village, répondit-elle. Vous pouvez faire ça pour moi ?
Romain, ravi, ne se fit pas prier.
- Bien sûr ! Dépêchez-vous de monter avant d’attraper la mort. Ça caille un peu cette nuit.
La femme sourit. Elle était très pâle. On aurait dit qu’elle tremblait. De peur ou de froid, Romain l’ignorait.
Il la trouva néanmoins très belle, dans sa longue jupe blanche assortie à son bustier en dentelle. Il aurait bien aimé faire plus ample connaissance avec elle, même si elle semblait un peu plus âgée que lui.
- Vous habitez près d’ici ? questionna-t-il en redémarrant la voiture. Je ne pense pas vous avoir déjà croisée dans le coin. Vous êtes en vacances au château peut-être ?
- Oui, oui, acquiesça-t-elle vaguement en regardant droit devant elle.
Comme elle ne disait plus rien, le garçon rompit de nouveau le silence :
- Je peux connaître votre prénom ?
- On m’appelle Louise, murmura-t-elle dans un souffle.
Elle tourna enfin la tête dans sa direction et Romain put ainsi admirer ses grands yeux noirs. Il fut subjugué par la profondeur de ce regard, tellement qu’il en oublia de regarder la route. La fille poussa un cri, un horrible cri, qui déstabilisa le conducteur. La voiture fit une embardée sur la droite. Romain perdit le contrôle du véhicule qui, après quelques tonneaux, acheva sa course dans le fossé.
Étourdi par le choc mais indemne, il se reprit très vite. Aussitôt, il s’inquiéta pour sa compagne de route, mais, lorsqu’il se retourna vers le siège passager, il constata, surpris, qu’elle avait disparu ! Cela paraissait d’autant plus incroyable que sa porte, comme celle de Romain, était bloquée. Stupéfait, le jeune homme parvint à s’extirper de la voiture en passant par la vitre. Il pénétra dans le bois, l’appela mais n’obtint aucune réponse. Il avança un peu pour la chercher et, essoufflé, s’arrêta près d’un énorme rocher fait de pierres superposées.
- On dirait un tombeau, se dit-il en claquant des dents.
Le lieu semblait tellement sinistre que Romain fit demi-tour. Le vent s’était mis à souffler sauvagement dans les arbres et une chouette hulula non loin de lui. Les effets de l’alcool s’étaient dissipés, mais son cerveau ne parvenait pas à remettre en place les éléments du puzzle. Où pouvait bien se trouver Louise ? Comment avait-elle pu s’enfuir ainsi, sans qu’il ne le remarque? Il ne lui semblait pas être demeuré longtemps inconscient. Il se promit de la rechercher dès le lendemain. Il connaissait bien les propriétaires du château. Il leur demanderait si elle allait bien.
Dépité, il retourna à la voiture et récupéra son portable dans la boîte à gants. Celui-ci, par chance, fonctionnait encore. Le jeune homme appela les pompiers qui arrivèrent très vite pour le secourir. Le véhicule était fichu : une pierre pointue avait transpercé le bas de caisse. Les gendarmes se rendirent également sur le lieu de l’accident. Romain leur relata les faits le plus succinctement possible, et prit soin de ne pas leur parler de son étrange rencontre. Il ne voulait pas passer pour fou, d’autant plus qu’un journaliste du Bien Public, le journal local de Côte-d’Or, venait d’arriver et rédigeait un article. Par bonheur, quand il souffla dans le ballon, son taux d’alcool se révéla inférieur à la norme en vigueur !
Pendant ce temps, Louise, assise sur son rocher, regardait Romain s’éloigner, profondément déçue et agacée par l’agitation qui avait suivi l’accident. Elle baissa les yeux et observa le sarcophage de pierre où elle ne pourrait pas enfermer de nouvelle victime. Ses yeux d’acier reflétaient sa colère et sa haine.
- La prochaine fois, j’essayerai de faire mieux, se promit-elle. J’aurais peut-être dû me montrer moins froide avec lui. Il aurait tenté de me prendre dans ses bras et le choc aurait sans doute été plus violent.
Tout à coup, une lueur rose apparut dans le ciel. Peu de temps après, Louise avait déserté le rocher...
Ce n’est que bien des années plus tard que Romain, incrédule, comprit ce qui lui était arrivé cette nuit-là. Le jour suivant l’accident, il s’était rendu au château, mais personne ne connaissait la femme en blanc.
Une vieille femme du village, qui buvait un café en même temps que lui dans le petit bar de Lacour d’Arcenay, lui conta que la Louise était l’une de ces fameuses dames blanches dont on parlait tant dans nos campagnes. Celles-ci n’avaient d’autre but que tuer les automobilistes qui avaient le malheur de croiser leur chemin. Dans les années 1950, un conducteur imprudent l’avait malencontreusement renversée alors qu’elle cueillait des framboises au bord de la route qui reliait Lacour à Molphey. Elle était décédée dans d’atroces souffrances et son âme errait depuis ce temps dans la forêt. Certaines nuits d’été, elle se postait au bord du bois, arrêtait les voitures, puis montait à leur bord pour provoquer un accident mortel. Ensuite, elle enfermait l’esprit de ses victimes dans un tombeau de pierre et elles devenaient ses esclaves.
- Mais, bien sûr, ceci n’est qu’une légende. Il y a bien longtemps que plus personne n’a rencontré la Louise. Elle doit bien s’ennuyer, toute seule auprès de son poron. Même les chasseurs ne vont presque plus à cet endroit !
Romain, songeur, paya son café, puis sortit du bar. Il ne croyait pas aux fantômes, pourtant il se jura de ne plus jamais s’arrêter au milieu de la nuit pour faire monter dans sa voiture une femme tout de blanc vêtue, aussi jolie soit-elle.
L’Étang de Cassin.
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et été-là, je passais quelques jours de vacances chez Dominique et Isabelle, des amis qui demeuraient à Courcelotte, un hameau de Dompierre-en-Morvan. Nous nous étions promenés toute la journée dans les alentours et ils m’avaient fait découvrir de jolis endroits, que moi, parisienne peu habituée à la campagne, j’avais trouvés formidables.
L’un d’entre eux, l’étang de Cassin, m’avait plus particulièrement intriguée. Il s’agissait d’un point d’eau situé en plein milieu des bois, surplombé d’un moulin qui avait, parait-il, fonctionné jusqu’au début du vingtième siècle. C’était une bâtisse en pierres, légèrement délabrée, un peu sinistre, mais, sous le soleil, ce coin me sembla plutôt pittoresque.
Au dîner, mes amis m’annoncèrent que, le soir même, nous y retournerions. Cependant, il nous faudrait attendre que la nuit soit complètement tombée. Je ne comprenais pas pourquoi et ils ne voulurent surtout pas m’en dire plus. J’achevai mon repas, impatiente de voir le soleil se coucher. En attendant, nous sortîmes prendre le café sur la terrasse. J’en profitai pour savourer les parfums des roses, ainsi que les fragrances de l’herbe fraîchement tondue.
Quand la nuit fut complètement tombée, nous prîmes la direction de l’étang et, munis de lampes-torches, nous nous engageâmes dans l’étroit sentier qui conduisait au moulin. Je regardai ma montre ; onze heures approchaient. J’étouffai un bâillement, en espérant que le spectacle en vaudrait la chandelle car je n’aimais pas trop me coucher tard.
Lorsqu’on parvint à destination, Dominique nous conduisit à un endroit depuis lequel nous avions une vue sur l’étang tout entier, ainsi que sur le moulin. Un léger vent faisait bruire les feuilles des chênes sous lesquels nous nous trouvions. Je fus prise de frissons. Pourtant, la chaleur caniculaire qui avait régné tout l’après-midi n’avait guère faibli. Il faisait encore très lourd. Je compris que l’atmosphère du lieu et le mystère qu’entretenaient mes hôtes me rendaient nerveuse. Mon ami, enfin, se décida à parler :
- Vois-tu, nous sommes aujourd’hui le douze juillet et, de surcroît, la lune est pleine. Si les paysans du coin n’ont pas menti, tu vas bientôt assister à un événement pour le moins extraordinaire !
Je demandai, perplexe :
- L’avez-vous déjà vécu ?
- Non, nous n’habitons cette région que depuis peu de temps, tu sais. Mais on nous en a tellement raconté à ce sujet, que nous sommes impatients d’assister à un tel événement.
Soudain, tout le monde se tut. Nous gardions les yeux rivés à l’étang. Bouche bée, je vis l’eau rougir, faiblement d’abord, puis plus nettement. Elle paraissait s’embraser. La lune qui l’éclairait accentuait l’effet. Je n’en croyais pas mes yeux. Comme je tournais la tête en direction du moulin, je m’aperçus qu’une faible lumière éclairait ses murs, alors que, quelques minutes auparavant, tout était noir.
- Sans doute l’effet de la lune , pensai-je, effrayée.
C’est alors que je crus voir des ombres danser à l’intérieur.
- On peut s’approcher du moulin ? demandai-je, à la fois fascinée et terrorisée par le spectacle.
- Je crois qu’il ne vaut mieux pas, répondit Isabelle dont la voix tremblait. Pétrifiée, elle serrait très fort le bras de son mari qui, lui non plus, ne pipait mot. Je devinai qu’eux aussi avaient remarqué les ombres.
Je n’insistai pas. Peu à peu le phénomène sembla s’atténuer. L’eau redevint noire et, quelques minutes après, nous eûmes l’impression de sortir d’un terrible cauchemar. Une légère brise soufflait toujours et la lune se dissimula à moitié derrière un nuage. L’endroit parut ainsi moins sinistre, mais nous n’avions qu’une hâte : rentrer à la maison.
Nous fîmes donc demi-tour et nous hâtâmes de regagner nos pénates. Bien qu’il fût plus de minuit, nous nous installâmes sur le canapé et Isabelle nous prépara des tisanes. Dominique préféra se servir une bonne bière belge malgré l’heure tardive. Je m’empressai de lui poser la question qui me brûlait les lèvres :
- À présent, veux-tu bien m’expliquer en quoi consiste le phénomène auquel nous venons d’assister ?
- Ma chère Sandrine, commença-t-il, sensible à l’intérêt que je prenais à l’écouter, figure-toi que, ce soir, tu as eu énormément de chance. Beaucoup de gens ici rêvent d’assister à ce spectacle extraordinaire. Sachant que cette année, la phase de la lune à cette date y serait sans doute favorable, je t’ai emmenée à Cassin, sans grande conviction cependant. Pourtant, le phénomène, justement, s’est produit : l’eau est devenue toute rouge. C’est le vieux Roger qui va être étonné quand je vais lui raconter tout ça demain ! Lui, il ne s’est encore jamais trouvé là au bon moment ! Et pourtant, il a de nombreuses fois essayé, mais c’était ou trop tôt, ou trop tard !
- Mais, qu’est-ce qui explique ce prodige, à ton avis ? questionna Isabelle en dégustant sa camomille.
- Les villageois disent que ce qui rend l’eau rouge, c’est le sang des résistants torturés pendant la Seconde Guerre mondiale. En effet, comme ce moulin avait cessé de fonctionner, il est devenu un repère précieux pour ceux qui avaient pris le maquis. Malheureusement, les nazis les ont très vite débusqués. Il paraît que les fantômes des pauvres gens hantent encore les lieux. Mais évidemment, ce n’est qu’une légende.
Je frémis : n’avais-je pas eu l’impression de voir des ombres danser dans la bâtisse tandis que l’eau s’enflammait ?
- On a ouï dire que le reflet de la lumière lunaire sur les plantes rougeâtres de l’étang serait à l’origine du phénomène, poursuivit Dominique. Cependant, rien n’explique le fait que ceci ne se produise qu’à certaines dates de l’année. Le 12 juillet serait l’une d’entre elles, apparemment. Je ne connais pas les autres et à ce propos, les informations se contredisent.
- Et toi, tu en penses quoi ? demandai-je, un sourire au coin des lèvres.
Sans me répondre, il fit un geste vague, posa son verre et, après m’avoir souhaité bonne nuit, fila se coucher.
Je compris que même son esprit cartésien avait sérieusement été ébranlé par ce que nous avions vu. Son épouse semblait pâle et toute retournée… Elle m’avoua plus tard qu’elle avait même songé à mettre en vente la maison afin de s’éloigner de ce lieu effrayant.
Lorsque je fus au lit, j’essayai d’apporter une réponse aux questions qui me hantaient. L’atmosphère du lieu m’avait, même en plein jour, fortement impressionnée et je me promis de retourner dès que possible près du moulin sans en avertir mes hôtes.
Le lendemain, assise sur la terrasse où je déjeunais, je me plongeai dans un livre qui parlait de la résistance dans le Morvan. De nombreux maquis s’étaient formés dans les forêts de cette région et la lutte y fut sanglante. Je m’apprêtais à refermer mon livre lorsque je tombai sur cet étrange article, daté de 1946 et puisé dans un journal de l’époque, successeur du Journal du Morvan et ancêtre de la Gazette :
Les nazis entrèrent précipitamment dans le moulin de Cassin, capturèrent les résistants et les torturèrent afin d’obtenir les noms de leurs camarades. On entendait les cris depuis le hameau de Courcelotte. Comme ils ne semblaient pas décidés à parler, les hommes en noir s’emparèrent de leurs victimes dont ils avaient brisé les membres, arraché les dents, ouvert les veines… Ils jetèrent les maquisards encore vivants dans l’étang. Ceux-ci se vidaient de leur sang. En proie à d'atroces souffrances, ils n’eurent pas la force de se débattre. Les pauvres furent retrouvés morts au matin du 13 juillet…
Un frisson me passa dans le dos. Je refermai le livre et, songeuse, rejoignis mon amie pour aller au marché.