20 avril 1908. Ca y est ! Le grand jour est arrivé ! Ce soir, Marie portera enfin le nom de son Louis bien aimé.
Afin de ne choquer personne et pour ne pas donner prise aux commérages des langues de vipères, les familles ont attendu que passe la date anniversaire de la mort de Dédé.
Les meilleures amies de la fiancée, ses filles d’honneur, arrivent très tôt ce matin-là afin de l’aider à revêtir la magnifique robe qu’elle a choisie. Celles-ci portent des tenues claires, plutôt légères pour la saison car il fait encore frais en ce début de printemps.
Lorsque Marie a enfilé la blanche robe en dentelle, les filles d’honneur, après avoir fixé le voile, posent sur sa tête la jolie couronne de mariage, composée de fleurs aux multiples couleurs.
- Attention, Francette, prévient Lucienne, cousine de la mariée. Cette couronne ne doit pas tomber ! Cela porte malheur !
- Arrête Lucienne, on dirait ma future belle-mère, dit Marie en riant. Ceci-dit, fixe bien cette couronne, Lucienne. Si elle tombe, le cœur de Jeanne ne tiendra pas !
Eclat de rire général…Mais voici l’heure de se rendre à la maison commune . Marie, accompagnée des filles d’honneur sort de la chambre afin de retrouver Louis, ainsi que les autres invités.
Lorsque sa promise entre dans la pièce principale de la ferme, Louis, ébloui par sa beauté, ne peut retenir un cri de bonheur. Et dire que, ce soir, cette femme sublime sera sienne ! Comme son père serait fier de lui ! André adorait Marie et rêvait en secret de ce grand jour.
- Louis ! Il est l’heure de partir !
Le jeune homme sursaute, puis se hâte de répondre à l’appel de sa mère, qui, rapidement, prend son bras.
Tous les gens du village sont aux fenêtres pour voir passer le cortège. Marie, radieuse, aux côtés de son père, sourit sans cesse. Juste derrière se trouvent Jeanne et Louis, puis suivent parrains et marraines des mariés. Ensuite défilent filles et garçons d’honneur, familles, amis…une centaine de gens en tout.
- C’est un beau mariage, dit l’épicière. Mais vous avez vu ? La Jeanne, elle rigole pas. Oh ! C’est sûr qu’elle aurait préféré voir l’Odette marcher devant elle !
Mais, à ce moment, si Jeanne ne sourit pas, c’est parce que son Dédé n’est plus là pour assister au bonheur de son fils. Elle est triste, Jeanne, mais pas amère. D’ailleurs, depuis les fiançailles, elle s’est rapprochée de la jeune fille et, même, elle a hâte que celle-ci vienne demeurer auprès d’elle.
- Au moins, j’aurai quelqu’un pour causer, pense-t-elle. Moi qui ai toujours rêvé d’avoir une fille, je vais enfin pouvoir discuter de cuisine et de couture ; ça manque, ça, quand on vit seule entre deux hommes !
Une atmosphère de fête règne dans le village. Tout le monde chante à tue-tête, tandis que des hommes tirent de nombreux coups de fusil pour saluer le passage du cortège.
Mais voici la première barrière qui se présente devant le cortège : une superbe table recouverte d’une nappe blanche immaculée et garnie de bouquets de fleurs naturelles, des roses, des pensées, des primevères, des coucous…mais aussi des verres ainsi que des bouteilles de vin !
- Magnifique, pense Marie. Quel honneur !
Tout le monde trinque joyeusement, puis la noce poursuit sa route. Sur le parcours du cortège, Jeanne remarque avec satisfaction que de nombreuses quenouilles ont été déposées.
- Tant mieux, pense-t-elle. C’est une fille bien, notre Marie, respectable et respectée. Toutes ces quenouilles le prouvent bien.
Mais soudain, elle pousse un cri, lorsque, plus loin, elle constate qu’un balai barre la route au cortège.
- Mais qui a donc eu l’impudence de déposer ici ce balai ! Quelle honte !
La jeune mariée, pourtant, ne s’en offusque nullement. Elle connaît bien l’auteur de ce forfait : la coupable, d’ailleurs, guette sa réaction, là, debout devant la porte de son logis. Pauvre Odette, qui, aujourd’hui, voit s’envoler tous ses espoirs de bonheur ! Amoureuse de Louis depuis la plus tendre enfance, son chagrin fut immense lorsqu’on lui apprit ses fiançailles avec Marie. Indifférente à la liesse générale, elle verse de grosses larmes de haine et de dépit. Ce balai, c’est elle qui l’a posé ici, espérant ainsi humilier sa maudite rivale et salir sa réputation jusqu’ici sans tache.
Mais le cortège poursuit sa route, se moquant d’Odette et de sa stupide mesquinerie qui la ridiculise encore plus aux yeux de Louis.
- Cette fille est pathétique, chuchote-t-il à l’oreille de sa mère. En arriver là !
Une fois la cérémonie civile achevée, on prend congé du maire, après lui avoir offert un morceau de brioche, accompagné d’un verre de bon vin.
Ensuite, le cortège se reforme et se dirige vers la paroisse, où va se dérouler la cérémonie religieuse.
Debout devant l’autel, les deux jeunes gens, très émus, n’osent pas se regarder. Ils écoutent avec la plus grande attention ce que dit le Curé.
Voici le moment de la bénédiction nuptiale et de l’échange des alliances. Jeanne, anxieuse, observe avec attention la façon dont Marie va recevoir la sienne.
Louis glisse alors l’anneau au doigt de celle qui, dorénavant, est son épouse : la jeune femme, avec un sourire malicieux, plie son fragile annulaire lorsque la bague atteint la deuxième phalange, pour ne pas que celle-ci aille plus loin, murmurant à l’homme de sa vie :
- Tu ne crois tout de même pas que je vais te laisser maîtriser notre ménage !
- Cela me convient très bien, mon amour ! répond Louis. Je n’ai absolument pas envie d’endosser toutes les responsabilités !
Jeanne, qui a remarqué le geste de Marie, est soulagée : sa belle-fille a du caractère. Elle saura affronter les problèmes que tout couple rencontre dans une vie.
Pendant ce temps, l’assemblée observe les deux cierges posés sur l’autel.
- Regarde ! chuchote une vieille tante. Le cierge de Louis brûle plus vite que celui de Marie. On dirait que c’est lui qui va mourir en premier.
- Rien d’étonnant, lui répond son mari. Si elle te ressemble, elle va très vite l’épuiser ! Je ne sais pas comment je fais pour tenir, moi !
La tante, offusquée, se tait et continue de regarder les cierges.
La cérémonie terminée, tout le monde sort de l’église, les mariés en tête. A ce moment, les garçons d’honneur se précipitent sur Marie, afin de détacher sa jarretière. Gaspard, le vainqueur, celui qui est parvenu à l’ enlevér, en distribue un morceau à chaque convive, qui l’épingle à sa tenue, tandis que chacun savoure brioche et vin sucré sous le porche en trinquant, sous le soleil, à la santé des jeunes mariés.
Toutes les gamines du village se ruent sur Marie afin de l’embrasser sous son voile avant qu’elle ne s’en sépare.
- Chouette ! se réjouit Berthe. C’est moi qui l’ai embrassée la première ! Je serai mariée dans l’année !
- Pas grave, rétorque Janine. Moi, je préfère attendre encore un peu.
Pendant ce temps, Marie découpe avec soin le blanc tissu de tulle et le distribue aux jeunes filles qui se feront un plaisir de le garder en souvenir car il leur portera bonheur, à coup sûr.
- Allez ! En route pour le presbytère ! crie le père de Marie. Le curé nous attend et vous savez qu’il n’aime pas attendre !
Ensuite, après avoir rompu le pain bénit et bu un verre de vin avec le curé, la noce reprend gaiement le chemin du retour. On entonne de gais refrains. Ivresse et bonheur sont au rendez-vous.
Le repas de noces aura lieu chez louis. La grand-mère de Marie, trop âgée pour suivre le cortège et demeurer aussi longtemps debout, est restée à la maison, soigneusement installée par Jeanne dans un confortable fauteuil, « le fauteuil de Dédé », son défunt époux qu’elle ne permet à personne d’occuper, sauf à de rares occasions, comme celle-ci.
Lorsque l’aïeule entend les premières rumeurs de la noce, elle se lève, puis se dirige vers la porte de la ferme, une poignée de blé à la main. Aussitôt, elle la lance sur les mariés en leur souhaitant bonheur et prospérité. Tout le monde applaudit, tandis que les époux embrassent leurs invités, saluant ainsi leur entrée dans une nouvelle famille.
- J’ai préparé une époigne ! dit la grand-mère. Allez, mes enfants, croquez dedans si vous voulez avoir plein d’enfants !
A présent, il est enfin l’heure de s’attabler pour le repas.
Comme les invités, trop nombreux ne peuvent tous tenir dans la ferme, les femmes ont aidé Jeanne à nettoyer la grange et à la décorer en tendant tout autour des draps blancs piquetés de fleurs et de cocardes.
Les mets sont copieux et abondants : veau, bœuf, poulets, dindons, canards précèdent brioches et flans à la semoule. Le vin de pays coule à flots, suivi par le café et la goutte que les hommes boivent sans modération.
A la fin du repas, des jeunes gens, passablement éméchés, brisent des verres et des assiettes, pour « porter bonheur aux mariés ». Jeanne les surveille du coin de l’œil afin qu’ils n’exagèrent pas.
Puis, panse pleine et tête bien chaude, on entonne les chansons rituelles. Tandis qu’un jeune homme vient offrir un gâteau à la mariée, résonnent les premières notes de la Chanson de l’Epousée :
Je suis venu ce soir
Du fond de mon village,
Pour célébrer la fête
De votre mariage.
Aimez-vous tous les deux
Soyez doux et heureux…
Suivent les danses auxquels se joignent jeunes et vieux : bourrée, sauteuse, branle, calibeurdaine, chibreli, danse du balai, danse du tapis…Seule Jeanne, assise sur son banc, refuse de danser…Elle songe à l’absence d’André à ses côtés et se dit qu’il ne serait pas convenable de se trémousser ainsi sans vergogne.
- En plus, songe-t-elle, toutes ces vipères seraient bien trop contente de me critiquer en rentrant. Elle n’attend que ça la sœur de Dédé !
Alors que se succèdent ainsi chants et danses, Louis et Marie, profitant de l’euphorie générale, s’esquivent afin de gagner la chambre nuptiale.
- Mon amour, susurre Louis à l’oreille de sa belle. Il est l’heure pour moi de te faire visiter le lieu où nous dormirons désormais tous les soirs.
La mariée, très émue, rougit. Cette fois-ci, elle le sait, sa vie de demoiselle va prendre fin. Même si, comme Louis, elle attend avec impatience cet instant, elle ne peut s’empêcher de ressentir de l’appréhension. Après tout, on ne parle pas de toutes ces choses avec sa mère ou ses amies…
Pendant ce temps, les jeunes gens, qui ont remarqué l’absence des mariés, se hâtent de préparer la « trempée », un pot de vin blanc sucré et épicé, dans lequel nagent de grosses tranches de pain.
Dès que tout cela est prêt, ils se dirigent vers la chambre des époux, estimant que ceux-ci auront toute la vie pour profiter pleinement de leurs nuits. La nuit de noces, c’est fait pour s’amuser !
Ils frappent donc à la porte en criant :
- Ouvrez ! Ouvrez ! c’est l’heure de goûter la trempée !
7ème épisode : Une grossesse dans le Morvan
26 mai 1910 4 heures du matin
Après son mariage, Marie est venue vivre à la ferme des Bordes, où demeure également Jeanne, sa belle-mère.
- Je veux que mon enfant naisse là où est né son père ! Songe t-elle.
Un an s’est écoulé depuis la mort de Dédé, son beau-père. Jeanne, sa veuve, compte beaucoup sur le jeune couple pour s’occuper de la ferme et, surtout, lui donner de beaux petits-enfants qu’elle adorera voir gambader dans les prés alentour.
- Cela ne va pas être simple tous les jours de vivre avec elle, mais je vais m’y faire ! Pense la jeune mariée. Elle n’est pas méchante, après tout.
De toute façon, Marie sait qu’elle n’a pas d’autre choix que partager sa maison avec la mère de son époux. Et encore ! Elle a de la chance ! Jeanne accepte de dormir dans le lit de la grande salle, laissant ainsi et de bon coeur la chambre aux jeunes mariés. Dans beaucoup d’autres fermes, cela ne se passe pas aussi bien et Marie sait que certaines de ses amies doivent renoncer à cette intimité si précieuse que toute jeune femme est en droit de désirer les lendemains de son mariage.
Ce matin-là, Marie se lève encore plus tôt que d’habitude, au grand étonnement de sa belle-mère, surprise de la voir s’activer à la cuisine à une heure aussi matinale.
- Hé bien, ma bru ! Il n’est que cinq heures ! Le mariage vous empêcherait-il de dormir ? Lui demande-t-elle en souriant gentiment.
- Avant de commencer mon travail, j’ai quelque chose de très important à faire. Ne m’en veuillez pas ; je préfère ne pas vous en dire davantage. Jeanne ne répond rien. Elle sait bien qu’il ne sert à rien de questionner sa belle-fille. Elle est beaucoup trop entêtée. En plus, elle aime cet aspect de son caractère, le caractère bien trempé des femmes du Morvan. Du reste, elle devine très vite ce que va faire Marie : elle-même l’a fait bien des années auparavant.
Jeanne sourit en la regardant partir.
Marie sort de la ferme. Bientôt, le jour sera levé. La jeune femme contemple le magnifique horizon rouge et or :
- Encore une belle journée d’été qui s’annonce ! Se dit-elle, le cœur joyeux. Pourvu que Dieu exauce le plus cher de mes vœux et le plus rapidement possible !
Après avoir marché un certain temps à travers la campagne, Marie arrive près d’une petite fontaine, dédiée à Saint Marc. au pied de laquelle coule un ruisseau. A côté, se trouve un vieux tronc d’arbre vermoulu, dont l’une des branches subsistantes possède la forme d’un phallus. Marie, un peu gênée, sort un verre de son tablier, le remplit d’eau, râpe avec un petit couteau la fameuse branche, puis verse les raclures dans le verre avant d’en avaler le tout. Ensuite, elle s’agenouille au pied de la source pour faire une prière.
- Si monsieur le curé me voyait, pense-t-elle en rougissant, je crois qu’il m’obligerait à filer aussitôt à confesse !
Mais elle s’en moque. Elle espère juste que ce geste, accompli avant elle par de nombreuses jeunes femmes, sera très vite récompensé.
Deux semaines plus tard
La nuit est tombée depuis quelques heures déjà, une nuit paisible et étoilée. Au loin, on entend parfois l’aboiement d’un chien. Parfois, un rossignol égrène quelques notes et son chant berce le sommeil des habitants de la ferme.
Soudain, Jeanne se dresse sur son lit : un léger bruit vient de l’éveiller en sursaut…un hululement, croit-elle. Mais elle n’en n’est pas certaine. Elle écoute mieux, scrute le silence, espérant que le bruit se reproduise très vite. Quelques instants plus tard, son souhait est exaucé…
- C’est bien une chouette, songe Jeanne avec contentement. Pourvu que j’aie raison !
Les nuits suivantes, la chouette, de nouveau, hulule…Toujours à la même heure ou presque…
- Cette fois-ci, ça y est ! J’en suis sûre !
Jeanne sort précipitamment de la ferme, afin de repérer l’oiseau. Mais elle ne peut distinguer s’il s’agit d’un chavant ou d’une chavette .
- Tant pis, se dit-elle. On prendra ce qui viendra.
Le lendemain, Marie lui annonce qu’elle est enceinte.
- Je le savais ! Annonce Jeanne. La chouette a hululé plusieurs nuits de suite ! C’est un signe qui trompe rarement.
La vieille dame se souvient avec effroi que, lorsqu’un semblable oiseau s’était manifesté pour lui annoncer la naissance de Louis, Dédé, sans crier gare, était allé tuer la chouette. Voilà pourquoi elle n’avait jamais eu d’autre enfant. Ceci ne doit donc pas se reproduire. Elle y veillera.
Durant les mois qui suivent, la courageuse jeune femme ne change rien à ses habitudes et vaque sans se plaindre aux rudes travaux de la ferme.
- Qui aurait cru qu’une femme si maigre soit aussi robuste ! Pense sa belle-mère, satisfaite. En fait, il a trouvé l’épouse qui lui convenait, mon petit Louis.
Cependant, lorsque Marie, par un froid matin d’hiver, rapporte du marché un petit carré de dentelle blanche, Jeanne lui demande, épouvantée :
- Ma bru, que comptez-vous donc faire avec cette dentelle ?
- C’est que…Comme je ne peux pas aider Louis aujourd’hui…Je comptais coudre une brassière pour le bébé…
- Comment ! Vous n’y pensez-pas ! Votre inconscience me navre ! Ne savez-vous donc pas qu’il est interdit de travailler au trousseau d’un enfant avant sa naissance ! Rangez-moi tout de suite cette dentelle dans l’armoire ! Vous la ressortirez en temps utile !
La jeune femme s’exécute en pestant contre ces superstitions qui ont nourri l’existence de la mère de son mari. Pourtant, elle ne peut s’empêcher de penser : et si elle avait raison ? Elle se résout à préparer le repas, même si l’heure du déjeuner est encore loin. Au moins, cela l’occupe !
Un autre jour, Marie doit assister à l’enterrement d’un ancien du village. Comme elle finit de se préparer, Jeanne, sans frapper, entre dans sa chambre, brandissant entre ses mains, un morceau de tissu rouge vif.
- Marie, dit-elle. Gardez-vous bien de partir à cet enterrement sans porter, à même votre peau, cette étoffe.
- Mais, chère Jeanne, répond Marie, en prenant mille précautions pour ne pas la froisser, je ne peux plus perdre une seule minute, sinon, je vais être en retard !
- Donc, vous souhaitez que mon petit-fils naisse jaune comme la mort ? Qu’importe, votre retard ! Là où il est, le vieil Auguste ne vous en voudra pas, croyez-moi ! L’avenir de votre enfant est prioritaire ! dit-elle sur un ton qui n’admet aucune réplique
Marie ne prend même pas la peine de répondre. Elle s’empare en soupirant de l’étoffe et demande à Jeanne de sortir de la chambre afin de la glisser sous son épaisse robe noire.
Le temps passe ; la naissance approche à grands pas. Jeanne est aux petits soins pour sa belle-fille. Parfois, elle lui confectionne de délicieux desserts avec les fruits du verger. Lorsqu’elle se rend sur la tombe de son défunt mari, c’est pour lui raconter les préparatifs de la naissance et lui dire combien elle est heureuse à l’idée de l’arrivée d’un enfant dans cette ferme bien vide depuis son départ.
- Mais, mon Dédé, tu pourrais pas m’envoyer un petit signe pour me dire si c’est une fille ou un garçon ? L’oiseau était caché dans l’arbre les nuits où il a chanté !
Un soir, alors que Louis dort depuis un certain temps déjà, épuisé par les longues journées passées à semer le grain, Marie, qui brode devant la cheminée en face de Jeanne, demande soudain :
- Ma mère, avez-vous vu les belles fraises qui poussent juste à côté du potager ? Demain, j’irai en cueillir un grand bol car elle me font vraiment envie.
- Comment Marie ! Demain ! Mais vous êtes folle ! Je vais tout de suite vous le chercher ce bol de fraises !
- Mais enfin, chère Jeanne, il fait froid dehors ! Et en plus, il fait nuit ! C’est vous qui avez perdu l’esprit ! Ces fraises peuvent bien attendre demain ! Ce soir, je ne risque pas de mourir de faim avec tout ce que vous m’avez servi à dîner !
- Et votre enfant naîtra avec une tache rouge en forme de fraise sur le corps ! En plus, nous devrons nous estimer heureux si cette envie ne s’imprime pas sur ses joues ! Cessez donc d’être stupide ! Ne bougez pas ; je cours chercher les fraises ; j’en ai pour cinq minutes !
Marie ne cherche pas à retenir la brave femme. Dès que celle-ci est sortie de la ferme, elle pose ses mains sur son ventre et murmure à l’attention du petit être qui vit en elle :
- Mon bébé…quand tu viendras au monde, je te raconterai comment, à cause de moi, tu as failli naître tout jaune avec une grosse fraise rouge au milieu du ventre ! Mais, dieu soit loué ! Ta grand-mère nous a préservés de tous ces horribles maux !
Elle se retient pour ne pas éclater de rire, se souvenant de son petit voyage à la fontaine Saint-Marc, le lendemain de son mariage. Finalement, elle est superstitieuse, elle aussi !
8ème épisode : Une naissance dans le Morvan
26 mai 1910 4 heures du matin
Jeanne s’éveille, surprise, au beau milieu de la nuit. Quelque chose vient de se déchirer dans son ventre.
- Louis, réveille-toi, mon homme ! supplie-t-elle. Je crois que je viens de perdre les eaux ! Notre fils sera là d’ici quelques heures !
Elle sort aussitôt de sa petite chambre puis entre dans la salle commune où dort, dans un coin de la pièce, Jeanne, sa belle-mère.
- Ma mère ! Je crois qu’Il arrive, dit-elle en la secouant tout doucement.
Jeanne se redresse, enfile une robe de chambre, puis chausse ses sabots.
- Mon Dieu ! Retournez vite au lit, Marie ! Vous êtes folle de vous lever alors que vous venez de perdre les eaux ! Je cours au village chercher la matrone ! Elle doit venir de suite !
Quelques temps plus tard, l’accoucheuse arrive. Marie ressent des contractions de plus en plus fortes mais elle se retient de crier. Louis, quant à lui, est sorti afin de s’adonner à quelque besogne : sa place n’est pas à la ferme durant l’accouchement. La naissance n’est pas une affaire d’homme !
Jeanne s’est retirée de la chambre afin de laisser la matrone accomplir son œuvre. De toute façon, elle doit faire cuire des pommes ; c’est urgent. Elle s’attelle à cette tâche en chantonnant. Elle est heureuse, notre bonne Jeanne. Bientôt, un petit fils égaiera ses journées.
- Trois ans déjà ! soupire-t-elle. Et il me manque encore ! Ca me rend malade de penser qu’il ne verra pas naître son petit fils ! Du moins, si le chavant ne s’est pas trompé ! (voir page…)…
- Allez, courage ! Poussez, Marie ! C’est pour bientôt. J’aperçois déjà le bout de la tête.
Et Marie tente d’ignorer la douleur qui torture son ventre. Elle se concentre afin d’aider de son mieux le petit être qui frappe aux portes de la vie.
Jeanne, anxieuse, guette le moindre bruit, le moindre soupir venant de la chambre.
Soudain, un hurlement secoue la ferme, un cri de bébé…Juste à ce moment, un superbe rayon de soleil pénètre par la vitre. Le jour vient de naître…L’enfant aussi.
La matrone ouvre la porte et dit solennellement :
- C’est un garçon, bonne Jeanne. Il est costaud et bien portant. Donnez-moi vite la pomme cuite. Nous devons lui donner toutes les chances de devenir le plus vigoureux des hommes.
Alors, sous les regards effarés de Marie, l’accoucheuse glisse une bonne cuillère de pomme cuite entre les lèvres du petit qui ne comprend pas ce qui arrive et hurle de plus belle.
- Arrêtez ! Vous lui faites mal ! Crie Marie, en colère.
- Laissez-la faire, c’est pour le bien de votre fils, répond Jeanne. D’ailleurs, comment nommerez-vous ce beau bébé ?
- Il s’appellera Martin, murmure Marie, épuisée.
Peu de temps après, une fois réalisée la toilette du nouveau-né, la matrone s’en va car on l’appelle ailleurs. Quelle vie ! s’exclame-t-elle. On dirait qu’elles se sont donné le mot pour accoucher aujourd’hui.
Mais Jeanne s’en moque. Seul compte son petit Martin et la joie de son fils Louis lorsqu’il le verra pour la première fois.
Elle retourne dans la chambre et observe le bébé, blotti contre le sein de sa mère. Jeanne s’approche de lui et scrute son nez avec la plus grande attention.
- Très bien, dit-elle enfin. Il ne semble pas porter la bière.
- La quoi ? demande Marie, étonnée car elle ne connaît pas cette expression.
- La bière. Il s’agit d’un signe de naissance, une veine verdâtre située à la naissance du nez. Si les enfants naissent avec, il est rare qu’ils vivent plus de sept ans. Mais si, par contre, ils parviennent à passer ce cap fatidique, il vivront au moins quatre-vingts ans.
- Eh bien ! Vous voilà rassurée, chère belle-mère. A présent, Martin et moi aimerions dormir un peu avant le retour de Louis.
- Dormir ! Mais vous n’y pensez-pas ! Votre fils n’a même pas encore été barré !
- Et voilà qu’elle recommence avec ses stupides superstitions ! songe Marie. Pourvu que Louis revienne très vite ! Je veux qu’elle nous laisse tranquilles, mon fils et moi. Elle est très gentille, c’est vrai, mais son omniprésence est bien lourde parfois !
- Martin a quelques jours d’avance et je n’ai pas eu le temps de faire bénir un cordon par monsieur le curé, reprend Jeanne. Tant pis, un signe de croix fera l’affaire et éloignera le Malin à tout jamais de mon petit-fils.
Joignant le geste à la parole, elle accomplit du bout des doigts le signe de la croix sur le front du nouveau-né. Ensuite, soulagée, elle quitte la chambre, emportant avec elle le cordon ombilical. Elle le noue avec du gros fil, puis le range dans la grosse armoire en chêne. Le jour de ses sept ans, Martin devra le dénouer afin de prouver à tous qu’il a atteint l’âge de raison. L’accoucheuse lui a également détourné un morceau de la délivrance de Marie. Elle l’enveloppe dans des chiffons et le range à côté du cordon.
- Voilà, mon petit Martin. Avec ça, tu auras toutes les chances de trouver une bonne épouse. J’avais fait la même chose quand ton père est né et, ma foi, il est pas trop mal tombé.
Lorsque Louis pénètre dans la ferme, le regard radieux de sa mère lui apporte la réponse qu’il attend avec impatience :
- C’est un garçon !
Il se précipite dans la chambre afin d’admirer son fils et de féliciter son épouse.
Jeanne, de son côté, songe déjà au proche avenir de la famille.
- Demain, c’est la nouvelle lune. La prochaine fois, ce sera une fille. Tant mieux. Moi, j’ai hâte de coudre des jolies robes pour le dimanche…Mais à présent, il nous faut songer au baptême de mon petit Martin car j’ai grand-peur que Marie n’y pense pas le moins du monde à l’heure qu’il est…Pas plus que Louis, d’ailleurs ! Ah ces jeunes gens ! Ils nous traitent dans le dos de vieilles rabâcheuses mais si nous n’étions pas là, ils feraient tout de travers et les choses risqueraient fort de mal tourner. Quelle époque !
9ème épisode : Un baptême dans le Morvan.
26 mai 1910 16 heures
Le petit Martin, fils du couple Jacquinot des Bordes vient de naître. Quelques voisines s’affairent autour du lit de Marie, la jeune accouchée. Emue, celle-ci le serre contre son cœur en embrassant sa petite tête. Jeanne, sa belle-mère, va et vient, ne sachant plus où donner de la tête, tant sa joie est immense.
- Ma bru, dès demain, nous devrons baptiser ce petit.
- Si tôt, ma Mère ! Ne pouvons-nous donc attendre deux jours encore !
- Comment Marie ! Vous n’y songez pas ! Et si, par hasard, un malheur arrivait ! Souhaitez-vous donc que votre fils soit exclu du paradis ?
Marie soupire. Elle reconnaît bien là le tact légendaire de sa belle-mère ! Toujours prompte à gâcher les moindres moments de joie ! Pourquoi, Grand Dieu, arriverait-il un malheur à ce bébé si bien portant !
- Bon, allez, reprend Jeanne en se levant de la chaise en paille sur laquelle elle a brièvement pris place. Je vais voir monsieur le Curé afin de fixer l’heure du baptême.
Dès que sa belle-mère est sortie de la ferme, Marie songeuse, se dit qu’après tout, Jeanne n’a sans doute pas tort de précipiter ainsi les choses. C’est vrai que Martin semble en pleine forme. Comment penser le contraire en le regardant téter goulûment son sein ? Pourtant, Jacques, le bébé de l’une de ses amies, si alerte à la naissance, était décédé le soir-même de façon mystérieuse ! Pauvre petit ! On n’avait même pas eu le temps de le baptiser ! Mon Dieu ! Marie n’aimerait pas qu’un tel drame arrive à Martin ! C’est pourquoi, elle se résout à suivre, une fois de plus, les conseils de sa belle-mère.
Finalement, le baptême est prévu pour le surlendemain. Marie, pourtant épuisée son accouchement, n’a pratiquement pas dormi cette nuit-là afin d’aider sa belle-mère à tout organiser. Louis, son époux, est parti encore plus tôt dans les champs afin d’être à l’heure pour la cérémonie qui se déroulera à l’église du village. Jeanne, déjà prête, sort de l’armoire une splendide robe en dentelle blanche, déjà portée par son fils et par elle-même de nombreuses années auparavant. Elle la donne à sa bru en lui disant : « Voici, Marie, dorénavant, elle vous appartient. Prenez-en grand soin, ainsi que ma mère et moi l’avons fait avant vous. »
La jeune femme prend la robe, remercie sa belle-mère en pensant, furieuse : « Comme si j’avais l’habitude d’abîmer des choses aussi précieuses ! » D’appétissantes odeurs ont envahi la grande pièce ; sur l’unique poêle qui trône au milieu, cuisent deux énormes poulets ainsi qu’un bon pot-au-feu : il faudra bien cela pour régaler tous les invités qui viendront tout à l’heure, après le baptême. Jeanne, la veille, a confectionné deux immenses tartes aux framboises. Dans la ferme, on a garni les vases de roses et, même les chiens semblent attendre fébrilement le repas de fête.
Mais l’heure tourne. Louis rentre des champs. Après une brève toilette, il revêt ses plus beaux habits. Marie est un peu triste : elle n’assistera pas au baptême de son fils car le Curé ne l’a pas encore « relevée ». De toute façon, elle se sent très fatiguée. C’est épuisant, un accouchement !
Lorsque les invités arrivent enfin, on forme le cortège, le « baptillot ». Marie confie son petit Martin, si beau dans sa longue robe blanche en dentelle, à la vieille Louise, la « bounne fonne », comme on la nomme par ici. C’est elle qui, habituellement tient lieu de sage-femme. Elle prend dans ses bras ce magnifique bébé qu’elle a vu naître. Le parrain et la marraine de Martin lui emboîtent le pas, puis le joyeux cortège se dirige en causant gaiement vers l’église. Il y a bien deux bons kilomètres de la ferme au village. Mais quelle importance ! Il sera très agréable de les parcourir sous ce radieux soleil qui fête l’arrivée de Martin parmi les hommes. Au départ du cortège, des jeunes hommes saluent le bébé par des coups de fusil. Celui-ci, éveillé brusquement, pousse d’énormes cris.
- Alors, Jeanne, heureuse ? Demande une voisine à la belle-mère de Marie.
- Evidemment ! Quelle question ! Répond celle-ci, offusquée. J’espère qu’elle saura bien s’en occuper, la Marie ! C’est une fille courageuse, comme sa mère, mais elle me paraît si inconsciente quelquefois !
- Ah ! Ces jeunes femmes ! Ma bru, c’est pareil ! Je ne peux rien lui dire ! Toujours à m’accuser de me mêler de ce qui ne me regarde pas ! Comme si c’était mon genre !
- Tiens, écoute ! Dit Jeanne. Voici le carillon qui sonne ! Quel bonheur ! Tu sais que pour le p’tiot de l’Angèle, le curé n ‘a pas voulu sonner les cloches !
- Ah oui, et pourquoi ça ?
- Ils ont attendu deux semaines avant de le baptiser. Tu imagines la honte qu’a dû ressentir la famille…
- Sans compter que ça peut porter malheur au petit…
Parfois, durant le parcours, des petits groupes d’hommes tirent quelques coups de fusil. On leur répond en chantant et en les remerciant avec de grands gestes.
Tout le monde entre dans l’église, tandis que la cloche égrène ses plus joyeux carillons. Le prêtre dépose de l’eau bénite sur le front de Martin, puis, après les prières d’usage, la cérémonie s’achève. A la sortie de l’église, le parrain et la marraine jettent des poignées de dragées aux enfants du village, rassemblés sur la place. Enfin, le moment est venu de regagner la ferme.
- J’avais oublié à quel point ça donnait soif, un baptême, murmure un vieux en soufflant fort. J’espère que le Louis et la Marie ont de quoi désaltérer leurs invités.
- T’inquiète donc pas, répond son ami, en s’épongeant le front. Il a des sous, le Louis. Quand son père est mort, la Jeanne leur a donné un beau petit magot pour qu’ils fassent vivre la ferme.
- Allez venez vite ! crie Jeanne, son petit fils dans les bras. Un copieux « broûtot » nous attend !
De grandes tables ont été dressées dans la cour de la ferme. Le vin coule à flots. Tout le monde boit à la santé du petit être qui, deux jours plus tôt, n’avait pas encore vu le soleil. On oublie pour un jour les rudes travaux. On chante, on danse…On vit !
- Ah ! Si mon Dédé pouvait voir ça ! Soupire Jeanne, une larme au coin de l’œil. Il aurait été si fier de son premier petit fils !
- Allons, Jeannette, lui dit Robert, un vieux garçon du village, ne vous laissez pas gagner par la mélancolie et venez donc danser avec moi !
- D’accord, mais restez à distance ! Vous puez le vin !
Marie, qui assiste à la scène, esquisse un sourire, son bébé accroché à un sein. Martin, bercé par le son des accordéons, dort paisiblement sous les regards attendris de ses parents.
A quelques maisons de là, un homme et une femme sanglotent…
- Mon Dieu ! Qu’allons-nous devenir ? Murmure la femme en tremblant. Qui aurait-pu penser que notre petit allait connaître un tel destin ?
- Pourtant, je t’assure que c’est vrai ! La vieille Simone l’a vu ! Elle en est certaine ! Il tournait autour de la mare, près du cimetière ! Répond l’homme effondré.
- Mais comment pouvait-elle en être sûre ?
- Ecoute Colette. Je sais que c’est dramatique, mais nous devons l’accepter. Notre petit Jacques est un queulaird . Il n’ira jamais au paradis. La lumière bleue qui a effrayé Simone, c’est lui, c’est notre fils. A présent, il attend les passants imprudents pour les noyer. Simone a eu beaucoup de chance.
La femme sanglote de plus belle.
- Mais pourquoi, Grand Dieu ! Pourquoi ?! Demande-t-elle.
- Il est mort sans baptême. Monsieur le curé a dit qu’il ne pouvait rien faire pour lui !
- Mais il n’a jamais respiré ! Mon ventre l’a asphyxié ! C’est ma faute, pas la sienne !
- Ecoute, Colette. A présent, nous devons nous résigner et prier. Si nous avons bientôt un autre enfant, en bonne santé, celui-ci, peut-être que Dieu pardonnera notre négligence. En attendant, nous devons craindre la punition que le Seigneur ne manquera pas de nous infliger lorsque nous nous présenterons à Lui.
Pendant ce temps, Martin, heureux et insouciant, sourit aux anges et à la vie.