Rites et coutumes d'une famille morvandelle

 

Rites et coutumes d'une famille morvandelle
Sandra Amani que vous pouvez retrouver dans la rubrisue Contes et légendes de Bourgogne nous fait vivre l'histoire d'une famille fictive du Morvan aux alentours de 1900 afin de découvrir les rites et coutumes de l'époque depuis la naissance jusqu'à la mort...
Les cartes postales d'llustration proviennent de la collection personnelle de l'auteur.

 
1er épisode : Marie cherche un mari

Sandra Amani nous faire vivre l'histoire d'une famille fictive du Morvan


Ce 1e juin 1906, un rayon de soleil vient caresser le visage de Marie qui dort encore. La jeune femme s’éveille alors avec au cœur cette douce pensée :

- J’ai dix-sept ans aujourd’hui ! Comme le temps a vite passé !
Marie demeure à Fachin, un petit village situé non loin de Château-Chinon, où ses parents possèdent une ferme. Malheureusement, elle est fille unique et, parfois, elle trouve le temps bien long, d’autant plus que sa mère lui répète sans cesse :

- Ma petite ! A ton âge, moi, j’épousais ton père !
Bien sûr, Marie a de nombreuses amies qu’elle retrouve parfois à la fête du village ou à l’église, mais elle sait qu’il est temps pour elle de trouver un mari, un homme avec qui elle pourra vivre heureuse et avoir de beaux enfants.
Pour cette agréable jeune fille, les soupirants, pourtant, ne manquent pas, mais Marie veut être certaine de bien choisir celui qui répondra à tous ses vœux. Pour cela, elle doit mettre toutes les chances de son côté.
Le mois dernier, au matin du 1e mai, elle s’est rendue en pèlerinage au Mont Beuvray, là où poussent des rosiers sans épines (voir page…). Matinale, Marie voulait être la première à cueillir cette fleur qui lui permettrait de trouver dans l’année un galant, un « épouseur », comme disent les gens d’ici.

- Normalement, avant Noël, je serai fiancée, s’était-elle dit, pleine d’espoir en regagnant la ferme.
Une pensée lui vient soudain à l’esprit :

- Demain, mon amie Luce se marie. Quelle joie ! Nous allons toutes nous retrouver à l’église et, qui sait, mon futur mari y sera peut-être, lui aussi.
Le lendemain, une foule nombreuse se presse sur les bancs de l’église. Marie et ses amies attendent avec impatience la fin de la messe pour embrasser leur chère Luce. A la sortie, elles se ruent sur la mariée et découpent toutes un morceau de son voile.

- Voilà ! Je me marierai la première ! se réjouit Simone. C’est moi qui ai eu le premier morceau du voile de Luce !

- Moi, je m’en fiche, répond Marguerite, venue de Fours pour l’occasion. La semaine dernière, j’ai jeté sur le poêle des feuilles du buis bénit le jour des Rameaux : elles ont gonflé et se sont retournées ! Je serai mariée dans l’année, c’est certain !
Les jeunes filles rient et chantent, acclamant leur amie et son époux tout neuf.

- Mais faites bien attention mesdemoiselles ! avertit Marie. Désormais, vous devrez tourner avec précaution la salade car, plus vous ferez tomber de feuilles, plus votre mariage prendra du retard et vous aurez des poils au menton quand vous trouverez votre mari !
Nouvel éclat de rire.
Avant de se quitter et de regagner leurs villages respectifs, les amies plaisantent en observant Luce dont elles envient le bonheur.

- Eh bien moi, dit Madeleine, la cousine de Luce qui demeure à Luzy, je sais qui sera mon mari !

- Ah bon ! Tu ne nous avais pas dit que tu avais rencontré un garçon, petite cachottière ! persifle Marie, faisant mine d’être fâchée.
- Non, détrompez-vous, je n’aurai pas besoin de le rencontrer puisque nous sommes voisins, lui et moi.

- Quoi ! Tu es fiancée à Jean, ton voisin !

- Mais non ! Pas encore ! Mais je sais que ce sera lui ! L’autre soir, j’ai placé sous mon oreiller un petit miroir ; j’ai prié Saint-André, et, cette nuit-là, j’ai vu en rêve le visage de Jean. Bientôt, je saurai si mon rêve a dit vrai !
Il est hélas, déjà l’heure de partir. Les amies s’embrassent en promettant de se revoir bientôt.
Marie se couche, songeuse et pleine d’espoir. Comme elle n’a pas de miroir, elle se souvient d’une histoire que lui avait contée l’une de ses tantes, demeurant à Murlin, près de La Charité.

- La lune vient de changer, pense-t-elle. Vendredi, ce sera bon.
Ce soir-là, la nuit est magnifique, parsemée d’étoiles. Un beau croissant d’argent luit dans le ciel. On est vendredi, et Marie sait qu’elle doit agir très vite si elle veut réaliser son vœu le plus cher. Ses parents dorment.
Marie se lève et sort de la ferme, refermant doucement la porte derrière elle. Une fois dans la cour, elle regarde la lune en prononçant ces mots :

- Belle lune, beau croissant, fais-moi rêver en dormant celui que j’aurai en mon vivant.
Puis, sans parler, car elle sait que cela romprait le charme, elle s’approche de son lit, pose un pied sur le bois en disant :

- Premier vendredi de la lune du mois, je mets mon pied sur l’antibois, fais-moi rêver en dormant, l’homme que j’aurai de mon vivant.
Sa tâche accomplie, elle s’endort, le cœur joyeux.
En rêve lui apparaît le visage de Louis Jacquinot, fils de Jeanne et André de la ferme des Bordes…son ami d’enfance !

2ème épisode : La mort dans le Morvan 



Ce 7 avril 1907, le printemps est précoce.
Dans les prés, les vaches paissent tranquillement et les matous amoureux se prélassent en attendant que passe l’âme sœur au doux pelage. Un calme profond baigne la campagne. Les hirondelles volent haut dans le ciel et les premiers papillons agitent leurs ailes jaunes au-dessus des primevères, des « coucous », comme on dit par ici.
Pourtant, à la ferme des Bordes, toute trace de joie a disparu et l’on demeure indifférent aux beautés de la saison nouvelle. En effet, l’ignoble Faucheuse a pénétré sans y être invitée dans cette vaste bâtisse un triste jour de février. Depuis, elle ne l’a plus quittée. Aujourd’hui, avant le coucher du soleil, elle aura sans doute accompli son œuvre macabre et emporté l’âme de Dédé Jacquinot, le fermier. 
Un soir, alors que le brave homme rentrait fort tard des champs, comme à l’accoutumée, une forte fièvre s’est emparée de lui. Pensant qu’il venait juste d’attraper un rhume, Dédé s’est  couché après que Jeanne, son épouse, lui ait préparé l’une des tisanes dont elle a le secret. Hélas ! Le lendemain, le fermier n’allait pas mieux, pas plus que le surlendemain. « Grosse grippe », diagnostiqua le médecin. Il lui prescrivit des décoctions de plantes, censées redonner à Dédé les forces qu’il avait perdues. Malheureusement, son état empira de jour en jour, d’autant plus que, par tous les temps et malgré la colère de Jeanne et de son fils Louis, le fermier continuait de se rendre aux champs chaque matin. Bientôt, la toux ne le quitta plus. Ses joues étaient brûlantes : une atroce pneumonie avait succédé à la grippe.

- C’est fini, avait dit la veille le médecin à Jeanne. Dans quelques jours, votre époux ne sera plus de ce monde. Je ne peux plus rien faire pour lui.
Jeanne ne broncha pas en entendant ces mots, songeant au travail de la ferme et à son fils Louis, qui allait se retrouver seul pour l’exploiter.

- Il faut que je sois forte, songea-t-elle. Louis va avoir besoin de moi. Ce n’est pas cette gringalette  de Marie, s’il l’épouse, qui va pouvoir l’aider pour les rudes travaux des champs…Allez, il me faut songer  à préparer l’entrée au paradis de mon pauvre Dédé !
Ce matin-là, Dédé, étendu sur son lit, sa main dans celle de Jeanne, assise sur une vieille chaise en paille à ses côtés, agonise en poussant de faibles gémissements, entrecoupés très souvent par de fortes quintes de toux. Près du lit, se trouvent également Louis, son fils et Marie, son amie d’enfance. Linette, la sœur de Dédé, est présente : elle est venue accompagnée de sa fille et de son gendre. Ceux-ci, dès  réception de la lettre de Jeanne, ont très vite quitté Château-Chinon pour rejoindre les Bordes. D’autres parents sont attendus dans la journée. Jeanne espère qu’ils arriveront à temps pour dire au revoir à Dédé avant que celui-ci ne ferme les yeux pour toujours. 
Vers dix-sept heures, lorsque les plus proches parents sont arrivés, Jeanne, solennelle, se lève, puis va chercher dans l’immense armoire en chêne où elle range draps et torchons, le  cierge qu’elle a fait bénir à l’église le jour de la Chandeleur. Tout le monde l’observe en silence, admirant le courage sans faille de cette femme de tête. Les enfants, inconscients du drame qui se joue sous leurs yeux, s’amusent dans un coin de la pièce. Personne ne songe à les faire taire. Leur bonne humeur est réconfortante.

- On voit bien qu’elle n’aimait pas mon pauvre frère ! Songe sa belle-sœur en s’essuyant les yeux. Elle ne verse pas une larme, cette sacrée Jeanne. Dédé ! Peut-être seras-tu plus heureux là où tu vas, après tout ! Tu n’entendras plus ses reproches insupportables !
Jeanne approche un chandelier près du lit, y dépose le cierge, puis l’allume.

- Allez, Pierrot, j’aimerais que ce soit toi qui lises la prière des agonisants à notre cher Dédé. Ensuite, nous lui servirons son dernier repas. J’espère qu’il pourra encore nous faire part de ses souhaits. 
On demande aux enfants d’arrêter de jouer et de joindre les mains puis Pierre, frère de Dédé, un missel à la main, lit la  prière. Lorsque celle-ci est achevée, chacun des assistants dessine sur le mourant, dans le plus grand des silences, un signe de croix. Miracle ! Dédé cesse de geindre, comme apaisé par cette profonde piété qui l’entoure.
Ensuite, Jeanne, s’efforçant de sourire à son homme lui demande :
- Mon brave Dédé ! C’est jour de fête pour toi aujourd’hui ! Regarde, toute la famille est venue pour te voir ! Ca te ferait plaisir de manger quelque chose en particulier ? Avec un bon verre de vin rouge !
En guise de réponse, Dédé pousse un long râle. Sa femme soupire en s’éloignant. Elle sort du cellier une bouteille de vin, ainsi qu’un pot de confiture.

- Dédé les adorait, murmure-t-elle. Je me souviens trop de ces matins où il rouspétait parce que Louis avait fini le dernier pot.
Elle soulève la tête de Dédé, puis approche de ses lèvres la cuillère contenant  la bonne confiture de framboise, confectionnée l’été précédent. Ensuite, elle humecte la langue du mourant avec un peu de vin. Son homme semble apprécier. Tiens ! C’est bizarre ! On dirait même qu’il sourit ! Ses yeux brillants de fièvre semblent fixer un point dans la pièce, juste à côté de l’horloge.
Soudain, un silence total envahit la ferme. Dédé ne râle plus ; il ne tousse plus non plus ; il est mort. La grande horloge comtoise affiche vingt heures et cinquante minutes. C’est fini. Dédé ne souffre plus. Son fils, effondré, clôt les beaux yeux bleus de son père avec la croix d’un chapelet.

- Puis-je fermer ta bouche, André ? Demande-t-il, l’appelant, pour la première fois, comme l’exige la coutume, par son prénom.
Jeanne s’approche de l’horloge, l’ouvre, puis arrête le balancier. Pendant ce temps, Louis et ses cousins voilent les glaces avec des draps, tandis que Marie s’empresse de vider l’eau des vases et des brocs. 

- Pourquoi tu fais ça ? Lui demande une petite fille, qui la suit pas à pas.

- Parce que l’âme de Tonton Dédé s’y est plongée en quittant son corps avant de monter au ciel. 

- Mais pourquoi elle a fait ça, l’âme de Tonton ?

- Afin de  laver  tous ses péchés avant de voir le Bon Dieu. Tu vois, cette eau est sale car elle contient les méchancetés commises par tonton.

- Mais, il était pas méchant mon tonton !

- Bien sûr que non, mais on fait tous des vilaines choses. Si on se purifie avant de paraître devant Dieu, on peut alors rejoindre paradis.
L’enfant, songeuse, demeure perplexe. Finalement, elle aimerait bien partir avec oncle André pour visiter le paradis. Ensuite, elle retournerait bien sagement auprès de ses parents.
Lorsque Marie revient près du lit où le père de son ami est étendu, elle songe que le fermier va beaucoup lui manquer. Elle l’adorait. Le connaissant depuis l’enfance, elle avait appris beaucoup à ses côtés.  Il avait toujours été bon pour elle, pensant que Louis serait heureux d’épouser une enfant aussi sensible, alors que Jeanne se montrait souvent  dure à son égard, arguant que son fils préférerait une fille solide, capable de travailler sans relâche à ses côtés et de lui donner de beaux enfants. Une fille solide…à son image.
Entre-temps, on est allé chercher Germaine, l’ensevelisseuse. Dédé, à présent, est revêtu de ses plus beaux habits, ceux du dimanche. Louis lui glisse dans la main gauche une piécette de bronze.

- Tiens, Papa. Tu la donneras à Saint pierre. Il paraît qu’il est toujours bon de l’amadouer lorsqu’on se présente devant lui. Il t’ouvrira plus facilement la porte du paradis.
Les larmes aux yeux, il s’empare d’une paire de ciseaux et coupe une mèche des cheveux de son père.
A présent, la veillée funèbre peut commencer. Jeanne, en prévision, a préparé beaucoup de café. Elle remet une bûche de chêne dans le poêle, afin que la grande pièce reste chaude toute la nuit. Des ombres dansent sur les murs de pierre, rendant encore plus sinistre l’atmosphère qui règne dans la ferme.

- Demain, je ferai livrer dix bouteilles de vin à Monsieur le Curé, dit elle. Je veux que Dédé ait un enterrement digne de lui.
Les enfants dorment, étendus sur des couvertures près de la cheminée. On raconte des histoires dont Dédé est le héros.
Dressée dans un coin de la pièce, juste à côté de l’horloge, la Mort, grimaçante, appuyée sur sa faux, contemple avec satisfaction la scène qui se déroule dans ses orbites de squelette. Ensuite, savourant sa victoire, elle se retire, silencieuse et invisible, drapée dans sa longue robe noire.


3ème épisode : Un enterrement dans le Morvan

10 avril 1907. Le jour est venu d’enterrer ce brave Dédé. 
Ce matin-là, Jeanne, les yeux rougis par les larmes a revêtu sa robe du dimanche. Ensuite, elle accroche à son chapeau un ruban de crêpe noir.

- Plus jamais, je ne l’enlèverai, songe-t-elle en le nouant soigneusement. Même le jour du mariage de Louis. Pauvre André ! Ainsi, il sera toujours avec moi.
Puis, la tête haute, elle regagne la grande pièce de la ferme où l’attendent déjà membres de la famille et voisins.
Marie, la meilleure amie de Louis est arrivée, en compagnie de ses parents. Celle-ci pleure à chaudes larmes, car elle adorait le vieux fermier qu’elle connaît depuis longtemps déjà.

- J’ai balayé la cour, ma chère Jeanne, dit Louisette, une voisine. Dédé méritait bien ça.
Jeanne la remercie pour cet hommage, puis se rend auprès de son époux, que l’on a déjà étendu dans son cercueil.

- Il est beau, pense-t-elle, émue. On dirait qu’il dort. 
Mais soudain, elle se rend compte que  les bras de Dédé sont étendus le long de son corps.

- Alfred ! Viens vite ! Dédé était ton parrain ! Tu dois venir lui croiser les bras !
Ensuite, elle vérifie les pieds du défunt.

- Bon, ça va. Il n’y en a pas un qui dépasse l’autre. Si tel était le cas, il faudrait s’attendre bientôt à un autre décès. Et, même si mon Dédé s’en va, moi, j’ai envie de rester encore un peu sur cette terre, songe Jeanne. 

- Ma tante ! Voilà l’ensevelisseuse !  prévient Alfred.

- Très bien ! Dites-lui qu’elle peut procéder au « chemin du mort ».
 Germaine, l’ensevelisseuse, prélève un peu de paille de la couche de Dédé, puis la brûle sur tout le parcours que doit suivre le cortège.

- Heureusement qu’il fait beau et qu’il n’y a pas trop de kilomètres des Bordes jusqu’au village, parce que mes jambes n’ont plus vingt ans ! se dit la vieille dame. Bon, allez, mauvais esprits ! Ecartez-vous ! Laissez passer notre bon Dédé.
Pendant ce temps, deux hommes referment le cercueil. Jeanne assiste, dignement à cette scène qui lui déchire le cœur, blottie dans les bras de Louis, son fils unique.
Lorsque Germaine revient, c’est déjà l’heure du départ. Tous s’apprêtent à quitter la ferme. Tous, sauf Jeanne. Marie, inquiète pour la vieille dame, hésite à la quitter.

- Vous êtes sûre que vous ne voulez pas y aller ? lui demande-t-elle pour la quatrième fois.

- Oui, certaine. Je vous l’ai dit, Marie. Une femme ne doit pas assister à l’enterrement de son époux, sous peine de voir s’abattre sur sa famille un terrible malheur. Même si cela me coûte beaucoup, je demeurerai ici. Quant à vous, accompagnez mon fils. Il aura besoin de votre présence. Cela ne m’effraie pas de rester seule, dans cette ferme où mon cher Dédé m’a rendue si heureuse.
Marie n’insiste pas et rejoint son ami qui, en compagnie de cinq autres hommes, s’apprête à conduire son père à l’église. Tout le monde sort. Avant de partir, Louis, pour faire plaisir à sa mère, qui tient beaucoup au respect des coutumes,  prélève un peu de paille dans la couche d’André, puis la brûle sur le pas de la porte. Ensuite, les hommes soulèvent le cercueil, le déposent sur le bayart, puis le font passer au-dessus du feu.

- Voilà, mon Dédé, sanglote Jeanne. Sois tranquille. La fumée va conduire ton âme jusqu’au ciel.
Puis elle regarde, éplorée, son époux qui, pour la dernière fois, franchit le seuil de la ferme, « les pieds devant », comme le veut la tradition.
Le cortège gagne le bourg, où l’attendent le prêtre, ainsi que les enfants de chœur. Derrière le cercueil hurlent les rebolleuses.

- Et voilà ! Ca, c’est la Fernande qu’a encore trouvé un moyen de gagner trente sous, médit l’une des cousines de Dédé. Quelle profiteuse, celle-la !
Derrière elles, marche l’ensevelisseuse, portant un bol d’eau bénite dans lequel trempe une branchette de buis. On fait halte à tous les carrefours, à toutes les croix…Chaque fois, les gens se signent, gravement.
Arrivés devant l’église du village, les hommes posent le cercueil sur la pierre de repos.
De très beaux chants religieux accompagnent l’office. Pendant l’offerte, chacun quitte sa place et dépose une pièce dans le plateau posé sur la table de communion. A côté du cercueil, une prieuse, à genoux, tient un cierge allumé, « le cierge du défunt ». Un enfant de chœur secoue énergiquement l’encensoir afin de faire « fumer le défunt », pour ne pas qu’il revienne troubler le repos des vivants.
Seule dans la ferme, Jeanne, très calme, songe à son Dédé et angoisse quelque peu de peur que les choses ne soient pas correctement accomplies.

- Pourvu que les enfants de chœur répandent suffisamment d’encens ! Pourvu que les rebolleuses crient assez fort ! Si j’apprends qu’elles ne l’ont pas fait, elles vont m’entendre ! Je les ai assez payées pour tout ça ! Si jamais Dédé revient me taquiner la nuit, je saurai qui aller houspiller !
Mais Jeanne n’a aucun souci à se faire pour l’âme de son époux. Depuis la place du village, on entend les rebolles !
Le cortège est au cimetière à présent. La cérémonie va s’achever. Louis, avant de quitter définitivement son père, dépose sur sa tombe le bol dans lequel le défunt adorait manger la bonne soupe confectionnée par Jeanne. A l’intérieur, au milieu de l’eau bénite, flotte une branche de buis.
Après l’enterrement, quelques parents retournent aux Bordes où Jeanne vient d’achever la préparation du « repas des morts ». Pendant la cérémonie, elle a enlevé toute la paille qui se trouvait dans son lit afin de la brûler, ce que fait Louis en arrivant.

- Marie, interroge Jeanne. Avez-vous fait ce que je vous avais demandé ?

- Oui, lui répond celle-ci. J’ai bien regardé. Le première bête qui se trouvait sur le passage d’André était un papillon.

- Ah ! Quelle chance pour lui ! s’exclame la vieille dame, soulagée. Son âme aura donc la forme de ce bel insecte !
Marie sourit en se demandant comment elle aurait annoncé à cette femme tellement superstitieuse que la bête en question était un serpent ! Ouf ! ce ne fut pas le cas !
Le repas achevé, la famille prend congé de Jeanne et de Louis. Marie embrasse affectueusement son ami, puis se retire en compagnie de ses parents.

- Bon, il faut aller se coucher, mon garçon, ordonne la veuve d’André. L’ouvrage nous attend demain…Ensuite, il faudra que nous songions à préparer ton mariage. Ton père adorait la petite Marie. Et il est grand temps qu’un gosse vienne égayer notre vie. Allez, je vais au lit. Dorénavant, tu dormiras dans notre chambre. Moi, je vais coucher dans la salle…Ce sera mieux quand une femme sera là !

- Sacré bonne femme, ma mère ! pense Louis. Une force de la nature…Toujours tournée vers l’avenir. Comme j’aimerais que ma promise lui ressemble !
Avant de se coucher, Jeanne embrasse la photo de Dédé.

- Dès mardi prochain, je te ferai dire une messe. Dors en paix, mon bonhomme ; je t’adorais, mais j’aimerais pas que ton fantôme vienne me tirer par les pieds la nuit !
Puis elle s’en va, épuisée, rejoindre son époux…au pays des rêves.

4ème épisode : Un mariage dans le Morvan

 

Les accordailles
Mars 1908
Presque un an vient de s’écouler depuis la mort de Dédé. Jeanne, vaillante, a secondé Louis dans les travaux des champs et de la ferme. Son chagrin, peu à peu s’est estompé. Parfois, Marie et ses parents viennent lui rendre visite à la ferme des Bordes.Un jour, la vieille dame se risque à aborder avec Louis le sujet qui lui tient tant à cœur :

- Voici bientôt un an que ton père a été enterré. La vie est bien triste ici. Il est temps pour toi, je pense, d’épouser Marie. Tu l’aimes, elle t’aime.  Pourquoi attendre ? Notre deuil vient de s’achever. Tu dois faire ta demande officielle, même si je préférerais que tu te maries avec Odette, la fille de mon ami François, une fille costaude, une force de la nature…

- Maman ! Ne revenons pas sur le sujet ! Tu sais très bien que je déteste cette toupie sans charme !- Bon ! Bon ! Je n’insiste pas plus ! Mais puisque ton père n’est plus, demande à ton oncle Anselme d’être ton croque-avoine[1] ? Ton père et lui s’adoraient. Il le fera bien volontiers.

- Soit ; je lui fais part dès que possible de mon souhait. Quelques jours plus tard, l’oncle Anselme se rend en compagnie de Louis chez les parents de Marie. Ceux-ci les reçoivent avec empressement et leur servent une excellente omelette au lard, accompagnée de jambon et de fromage à la crème. Aucune croix n’a été dessinée dans les cendres de l’âtre ; les pincettes reposent sagement au bord de la cheminée.

- Aucun risque de refus, pense Anselme.Louis et Marie sont placés côte à côte à table. Le père de Marie et Anselme parlent de bétail, de culture…tandis que les deux jeunes gens, qui pourtant se connaissent depuis l’enfance, se dévorent des yeux, comme si cette visite officialisait enfin leur amour, sans toutefois oser se l’avouer.A la fin du repas, Louis remplit à ras bord son verre de vin. A table, tout le monde s’est tu. Solennellement, le jeune homme en boit la moitié, puis, sans dire un mot, il le tend à Marie. Les larmes aux yeux, celle-ci s’empare du verre et boit ce qu’il en reste. Tout le monde applaudit. Elle accepte d’épouser Louis !Alors, le garçon, ému, la prend sur ses genoux, la serre très fort dans ses bras, puis il l’embrasse avec passion en lui murmurant des mots tendres à l’oreille.

- Bon, dit Anselme, qui ne perd pas le Nord. Le moment est venu de discuter des formalités de ce mariage.Mais ces discours n’intéressent nullement les amoureux, qui sortent dans la cour afin de s’embrasser de plus belle, à l’abri des regards.- Je suis tellement heureux que tu viennes vivre aux Bordes, dit Louis à sa promise. Maman a promis de nous laisser la chambre.

- Et est-ce qu’elle t’a promis aussi d’être gentille avec moi ? demande Marie, inquiète. Tu sais qu’elle aurait préféré avoir Odette à ses côtés.Le soir, une partie de chaque famille est réunie pour le repas des accordailles. Le vin sucré fait le délice des invités qui dégustent également et à foison noix et noisettes, tandis que, dehors résonnent les coups de fusil qui rendent honneur aux fiancés.

- Dimanche prochain, nous ferons publier les bans, annonce Jeanne, qui, déjà, a oublié sa déception devant l’immense bonheur de son fils. Il nous faudra aussi acheter les habits de noces au bourg. Le mariage aura lieu dans un mois, entre le 15 avril et le premier mai…si personne ne s’y oppose, bien sûr !Mais tout le monde sait qu’il est inutile de contrarier Jeanne. Du reste, les tourtereaux, trop heureux, n’ont absolument pas envie de le faire !
[1] Ami ou parent chargé de la demande en mariage d’un jeune homme

5ème épisode : Les adieux à la jeunesse
 

Le dimanche suivant, les bans sont publiés. Bientôt, Mademoiselle Marie Blanchet deviendra Madame Jacquinot. Mais auparavant, la fiancée doit se soumettre aux rituels en usage dans le Morvan, chose dont cette timide jeune fille se serait pourtant bien passée.Ce soir-là, les deux familles sont réunies dans la ferme des Blanchet.Puisque Marie demeure dans la même commune que Louis, le soir même, les jeunes gens du village tirent de nombreux coups de fusil devant la porte.
 
- Tiens, Marie, lui dit sa mère, voilà tes camarades qui « prennent le pigeon ». Je vais leur dire d’entrer pour trinquer avec nous en ton honneur.Les garçons pénètrent dans la ferme des Blanchet, apportant avec eux du vin blanc et des biscuits. Tandis qu’ils les distribuent, Jeanne veille à ce que Marie soit servie en dernier, et, lorsque son tour arrive, sa future belle-mère  laisse tomber l’assiette à ses pieds.- Elle l’a fait exprès, pense Marie, humiliée ! Elle me déteste et elle le montre déjà ! 

 - Bravo ! hurle sa mère en applaudissant. Ca va te porter bonheur, ma chérie !Marie, qui ne connaissait pas du tout cette coutume, sourit, soulagée, tandis que Louis donne de l’argent aux garçons, heureux de pouvoir se rendre à l’auberge pour dîner.Les jours passent, le jour fatidique approche. Pendant que Louis travaille dur à la ferme, Marie, sa mère, ainsi que Jeanne, qui ne veut pas être en reste, préparent activement ce mariage qui promet d’être inoubliable !
 
6ème épisode : Le jour du mariage

 

20 avril 1908. Ca y est ! Le grand jour est arrivé ! Ce soir, Marie portera enfin le nom de son Louis bien aimé.
Afin de ne choquer personne et pour ne pas donner prise aux commérages des langues de vipères, les familles ont attendu que passe la date anniversaire de la mort de Dédé.
Les meilleures amies de la fiancée, ses filles d’honneur, arrivent très tôt ce matin-là afin de l’aider à revêtir la magnifique robe qu’elle a choisie. Celles-ci portent des tenues claires, plutôt légères pour la saison car il fait encore frais en ce début de printemps.
Lorsque Marie a enfilé la blanche robe en dentelle, les filles d’honneur, après avoir fixé le voile, posent sur sa tête la jolie couronne de mariage, composée de fleurs aux multiples couleurs.

- Attention, Francette, prévient Lucienne, cousine de la mariée. Cette couronne ne doit pas tomber ! Cela porte malheur !

- Arrête Lucienne, on dirait ma future belle-mère, dit Marie en riant. Ceci-dit, fixe bien cette couronne, Lucienne. Si elle tombe, le cœur de Jeanne ne tiendra pas !
Eclat de rire général…Mais voici l’heure de se rendre à la maison commune . Marie, accompagnée des filles d’honneur sort de la chambre afin de retrouver Louis, ainsi que les autres invités.
Lorsque sa promise entre dans la pièce principale de la ferme, Louis, ébloui par sa beauté, ne peut retenir un cri de bonheur. Et dire que, ce soir, cette femme sublime sera sienne ! Comme son père serait fier de lui ! André adorait Marie et rêvait en secret de ce grand jour.

- Louis ! Il est l’heure de partir ! 
Le jeune homme sursaute, puis se hâte de répondre à l’appel de sa mère, qui, rapidement, prend son bras.

Tous les gens du village sont aux fenêtres pour voir passer le cortège. Marie, radieuse, aux côtés de son père, sourit sans cesse. Juste derrière se trouvent Jeanne et Louis, puis suivent parrains et marraines des mariés. Ensuite défilent filles et garçons d’honneur, familles, amis…une centaine de gens en tout.

- C’est un beau mariage, dit l’épicière. Mais vous avez vu ? La Jeanne, elle rigole pas. Oh ! C’est sûr  qu’elle aurait préféré voir l’Odette marcher devant elle !
Mais, à ce moment, si Jeanne ne sourit pas, c’est parce que son Dédé n’est plus là pour assister au bonheur de son fils. Elle est triste, Jeanne, mais pas amère. D’ailleurs, depuis les fiançailles, elle s’est rapprochée de la jeune fille et, même, elle a hâte que celle-ci vienne demeurer auprès d’elle.

- Au moins, j’aurai quelqu’un pour causer, pense-t-elle. Moi qui ai toujours rêvé d’avoir une fille, je vais enfin pouvoir discuter de cuisine et de couture ; ça manque, ça, quand on vit seule entre deux hommes !
Une atmosphère de fête règne dans le village. Tout le monde chante à tue-tête, tandis que des hommes tirent de nombreux coups de fusil pour saluer le passage du cortège.
Mais voici la première barrière qui se présente devant le cortège : une superbe table recouverte d’une nappe blanche immaculée et garnie de bouquets de fleurs naturelles, des roses, des pensées, des primevères, des coucous…mais aussi des verres ainsi que des bouteilles de vin !

- Magnifique, pense Marie. Quel honneur ! 
Tout le monde trinque joyeusement, puis la noce poursuit sa route. Sur le parcours du cortège, Jeanne remarque avec satisfaction que de nombreuses quenouilles ont été déposées. 

- Tant mieux, pense-t-elle. C’est une fille bien, notre Marie, respectable et respectée. Toutes ces quenouilles le prouvent bien.
Mais soudain, elle pousse un cri, lorsque, plus loin, elle constate qu’un balai barre la route au cortège.

- Mais qui a donc eu l’impudence de déposer ici ce balai ! Quelle honte !
La jeune mariée, pourtant, ne s’en offusque nullement. Elle connaît bien l’auteur de ce forfait : la coupable, d’ailleurs, guette sa réaction, là, debout devant la porte de son logis. Pauvre Odette, qui, aujourd’hui, voit s’envoler tous ses espoirs de bonheur ! Amoureuse de Louis depuis la plus tendre enfance, son chagrin fut immense lorsqu’on lui apprit ses fiançailles avec Marie. Indifférente à la liesse générale, elle verse de grosses larmes de haine et de dépit. Ce balai, c’est elle qui l’a posé ici, espérant ainsi humilier sa maudite rivale et salir sa réputation jusqu’ici sans tache.
Mais le cortège poursuit sa route, se moquant d’Odette et de sa stupide mesquinerie qui la ridiculise encore plus aux yeux de Louis.

- Cette fille est pathétique, chuchote-t-il à l’oreille de sa mère. En arriver là !
Une fois la cérémonie civile achevée, on prend congé du maire, après lui avoir offert un morceau de brioche, accompagné d’un verre de bon vin.
Ensuite, le cortège se reforme et se dirige vers la paroisse, où va se dérouler la cérémonie religieuse.

Debout devant l’autel, les deux jeunes gens, très émus, n’osent pas se regarder. Ils écoutent avec la plus grande attention ce que dit  le Curé.
Voici le moment de la bénédiction nuptiale et de l’échange des alliances. Jeanne, anxieuse, observe avec attention la façon dont Marie va recevoir la sienne.
Louis glisse alors l’anneau au doigt de celle qui, dorénavant, est son épouse : la jeune femme, avec un sourire malicieux, plie son fragile annulaire lorsque la bague atteint la deuxième phalange, pour ne pas que celle-ci aille plus loin, murmurant à l’homme de sa vie :

- Tu ne crois tout de même pas que je vais te laisser maîtriser notre ménage !

- Cela me convient très bien, mon amour ! répond Louis. Je n’ai absolument pas envie d’endosser toutes les responsabilités !
Jeanne, qui a remarqué le geste de Marie, est soulagée : sa belle-fille a du caractère. Elle saura affronter les problèmes que tout couple rencontre dans une vie.
Pendant ce temps, l’assemblée observe les deux cierges posés sur l’autel.

- Regarde ! chuchote une vieille tante. Le cierge de Louis brûle plus vite que celui de Marie. On dirait que c’est lui qui va mourir en premier.

- Rien d’étonnant, lui répond son mari. Si elle te ressemble, elle va très vite l’épuiser ! Je ne sais pas comment je fais pour tenir, moi !
La tante, offusquée, se tait et continue de regarder les cierges.
La cérémonie terminée, tout le monde sort de l’église, les mariés en tête. A ce moment, les garçons d’honneur se précipitent sur Marie, afin de détacher sa jarretière. Gaspard, le vainqueur, celui qui est parvenu à l’ enlevér, en distribue un morceau à chaque convive, qui l’épingle à sa tenue, tandis que chacun savoure brioche et vin sucré sous le porche en trinquant, sous le soleil, à la santé des jeunes mariés.
Toutes les gamines du village se ruent sur Marie afin de l’embrasser sous son voile avant qu’elle ne s’en sépare.

- Chouette ! se réjouit Berthe. C’est moi qui l’ai embrassée la première ! Je serai mariée dans l’année !

- Pas grave, rétorque Janine. Moi, je préfère attendre encore un peu.
Pendant ce temps, Marie découpe avec soin le blanc tissu de tulle et le distribue aux jeunes filles qui se feront un plaisir de le garder en souvenir car il leur portera bonheur, à coup sûr.

- Allez ! En route pour le presbytère ! crie le père de Marie. Le curé nous attend et vous savez qu’il n’aime pas attendre !
Ensuite, après avoir rompu le pain bénit et bu un verre de vin avec le curé, la noce reprend gaiement le chemin du retour. On entonne de gais refrains. Ivresse et bonheur sont au rendez-vous.

Le repas de noces aura lieu chez louis. La grand-mère de Marie, trop âgée pour suivre le cortège et demeurer aussi longtemps debout, est restée à la maison, soigneusement installée par Jeanne dans un confortable fauteuil, « le fauteuil de Dédé », son défunt époux qu’elle ne permet à personne d’occuper, sauf à de rares occasions, comme celle-ci.
Lorsque l’aïeule entend les premières rumeurs de la noce, elle se lève, puis se dirige vers la porte de la ferme, une poignée de blé à la main. Aussitôt, elle la lance sur les mariés en leur souhaitant bonheur et prospérité. Tout le monde applaudit, tandis que les époux embrassent leurs invités, saluant ainsi leur entrée dans une nouvelle famille.

- J’ai préparé une époigne  ! dit la grand-mère. Allez, mes enfants, croquez dedans si vous voulez avoir plein d’enfants ! 
A présent, il est enfin l’heure de s’attabler pour le repas.
Comme les invités, trop nombreux ne peuvent tous tenir dans la ferme, les femmes ont aidé Jeanne à nettoyer la grange et à la décorer en tendant tout autour des draps blancs piquetés  de fleurs et de cocardes.
Les mets sont copieux et abondants : veau, bœuf, poulets, dindons, canards précèdent brioches et flans à la semoule. Le vin de pays coule à flots, suivi par le café et la goutte que les hommes boivent sans modération.
A la fin du repas, des jeunes gens, passablement éméchés, brisent des verres et des assiettes, pour « porter bonheur aux mariés ». Jeanne les surveille du coin de l’œil afin qu’ils n’exagèrent pas.
Puis, panse pleine et tête bien chaude, on entonne les chansons rituelles. Tandis qu’un jeune homme vient offrir un gâteau à la mariée, résonnent les premières notes de la Chanson de l’Epousée :
Je suis venu ce soir
Du fond de mon village,
Pour célébrer la fête
De votre mariage.
Aimez-vous tous les deux
Soyez doux et heureux…
Suivent les danses auxquels se joignent jeunes et vieux : bourrée, sauteuse, branle, calibeurdaine, chibreli, danse du balai, danse du tapis…Seule Jeanne, assise sur son banc, refuse de danser…Elle songe à l’absence d’André à ses côtés et se dit qu’il ne serait pas convenable de se trémousser ainsi sans vergogne.

- En plus, songe-t-elle, toutes ces vipères seraient bien trop contente de me critiquer en rentrant. Elle n’attend que ça la sœur de Dédé !
Alors que se succèdent ainsi chants et danses, Louis et Marie, profitant de l’euphorie générale, s’esquivent afin de gagner la chambre nuptiale.

- Mon amour, susurre Louis à l’oreille de sa belle. Il est l’heure pour moi de te faire visiter le lieu où nous dormirons désormais tous les soirs.
La mariée, très émue, rougit. Cette fois-ci, elle le sait, sa vie de demoiselle va prendre fin. Même si, comme Louis, elle attend avec impatience cet instant, elle ne peut s’empêcher de ressentir de l’appréhension. Après tout, on ne parle pas de toutes ces choses avec sa mère ou ses amies…
Pendant ce temps, les jeunes gens, qui ont remarqué l’absence des mariés, se hâtent de préparer la « trempée », un pot de vin blanc sucré et épicé, dans lequel nagent de grosses tranches de pain.
Dès que tout cela est prêt, ils se dirigent vers la chambre des époux, estimant que ceux-ci auront toute la vie pour profiter pleinement de leurs nuits. La nuit de noces, c’est fait pour s’amuser !
Ils frappent donc à la porte en criant :

- Ouvrez ! Ouvrez ! c’est l’heure de goûter la trempée !

7ème épisode : Une grossesse dans le Morvan

 
26 mai 1910  4 heures du matin

Après son mariage, Marie est venue vivre à la ferme des Bordes, où demeure également Jeanne, sa belle-mère.
- Je veux que mon enfant naisse là où est né son père ! Songe t-elle.
Un an s’est écoulé depuis la mort de Dédé, son beau-père. Jeanne, sa veuve, compte beaucoup sur le jeune couple pour s’occuper de la ferme et, surtout, lui donner de beaux petits-enfants qu’elle adorera voir gambader dans les prés alentour. 
- Cela ne va pas être simple tous les jours de vivre avec elle, mais je vais m’y faire ! Pense la jeune mariée. Elle n’est pas méchante, après tout.
De toute façon, Marie sait qu’elle n’a pas d’autre choix que partager sa maison avec la mère de son époux. Et encore ! Elle a de la chance ! Jeanne accepte de dormir dans le lit de la grande salle, laissant ainsi et de bon coeur la chambre aux jeunes mariés. Dans beaucoup d’autres fermes, cela ne se passe pas aussi bien et Marie sait que certaines de ses amies doivent renoncer à cette intimité si précieuse que toute jeune femme est en droit de désirer les lendemains de son mariage.

Ce matin-là, Marie se lève encore plus tôt que d’habitude, au grand étonnement de sa belle-mère, surprise de la voir s’activer à la cuisine à une heure aussi matinale.
- Hé bien, ma bru ! Il n’est que cinq heures ! Le mariage vous empêcherait-il de dormir ? Lui demande-t-elle en souriant gentiment.
- Avant de commencer mon travail, j’ai quelque chose de très important à faire. Ne m’en veuillez pas ; je préfère ne pas vous en dire davantage. Jeanne ne répond rien. Elle sait bien qu’il ne sert à rien de questionner sa belle-fille. Elle est beaucoup trop entêtée. En plus, elle aime cet aspect de son caractère, le caractère bien trempé des femmes du Morvan. Du reste, elle devine très vite ce que va faire Marie : elle-même l’a fait bien des années auparavant. 
Jeanne sourit en la regardant partir.

Marie sort de la ferme. Bientôt, le jour sera levé. La jeune femme contemple le magnifique horizon rouge et or :
- Encore une belle journée d’été qui s’annonce ! Se dit-elle, le cœur joyeux. Pourvu que Dieu exauce le plus cher de mes vœux et le plus rapidement possible !

Après avoir marché un certain temps à travers la campagne, Marie arrive près d’une petite fontaine, dédiée à Saint Marc. au pied de laquelle coule un ruisseau. A côté, se trouve un vieux tronc d’arbre vermoulu, dont l’une des branches subsistantes possède la forme d’un phallus. Marie, un peu gênée, sort un verre de son tablier, le remplit d’eau, râpe avec un petit couteau la fameuse branche, puis verse les raclures dans le verre avant d’en avaler le tout. Ensuite, elle s’agenouille au pied de la source pour faire une prière.
- Si monsieur le curé me voyait, pense-t-elle en rougissant, je crois qu’il m’obligerait à filer aussitôt à confesse !
Mais elle s’en moque. Elle espère juste que ce geste, accompli avant elle par de nombreuses jeunes femmes, sera très vite récompensé.

Deux semaines plus tard

La nuit est tombée depuis quelques heures déjà, une nuit paisible et étoilée. Au loin, on entend parfois l’aboiement d’un chien. Parfois, un rossignol égrène quelques notes et son chant berce le sommeil des habitants de la ferme.

Soudain, Jeanne se dresse sur son lit : un léger bruit vient de l’éveiller en sursaut…un hululement, croit-elle. Mais elle n’en n’est pas certaine. Elle écoute mieux, scrute le silence, espérant que le bruit se reproduise très vite. Quelques instants plus tard, son souhait est exaucé…
- C’est bien une chouette, songe Jeanne avec contentement. Pourvu que j’aie raison !

Les nuits suivantes, la chouette, de nouveau, hulule…Toujours à la même heure ou presque…
- Cette fois-ci, ça y est ! J’en suis sûre !

Jeanne sort précipitamment de la ferme, afin de repérer l’oiseau. Mais elle ne peut distinguer s’il s’agit d’un chavant  ou d’une chavette .
- Tant pis, se dit-elle. On prendra ce qui viendra.

Le lendemain, Marie lui annonce qu’elle est enceinte.
- Je le savais ! Annonce Jeanne. La chouette a hululé plusieurs nuits de suite ! C’est un signe qui trompe rarement. 
La vieille dame se souvient avec effroi que, lorsqu’un semblable oiseau s’était manifesté pour lui annoncer la naissance de Louis, Dédé, sans crier gare, était allé tuer la chouette. Voilà pourquoi elle n’avait jamais eu d’autre enfant. Ceci ne doit donc pas se reproduire. Elle y veillera.

Durant les mois qui suivent, la courageuse jeune femme ne change rien à ses habitudes et vaque sans se plaindre aux rudes travaux de la ferme.
- Qui aurait cru qu’une femme si maigre soit aussi robuste ! Pense sa belle-mère, satisfaite. En fait, il a trouvé l’épouse qui lui convenait, mon petit Louis.

Cependant, lorsque Marie, par un froid matin d’hiver, rapporte du marché un petit carré de dentelle blanche, Jeanne lui demande, épouvantée :
- Ma bru, que comptez-vous donc faire avec cette dentelle ?
- C’est que…Comme je ne peux pas aider Louis aujourd’hui…Je comptais coudre une brassière pour le bébé…
- Comment ! Vous n’y pensez-pas ! Votre inconscience me navre ! Ne savez-vous donc pas qu’il est interdit de travailler au trousseau d’un enfant avant sa naissance ! Rangez-moi tout de suite cette dentelle dans l’armoire ! Vous la ressortirez en temps utile !

La jeune femme s’exécute en pestant contre ces superstitions qui ont nourri l’existence de la mère de son mari. Pourtant, elle ne peut s’empêcher de penser : et si elle avait raison ? Elle se résout à préparer le repas, même si l’heure du déjeuner est encore loin. Au moins, cela l’occupe !

Un autre jour, Marie doit assister à l’enterrement d’un ancien du village. Comme elle finit de se préparer, Jeanne, sans frapper, entre dans sa chambre, brandissant entre ses mains, un morceau de tissu rouge vif.
- Marie, dit-elle. Gardez-vous bien de partir à cet enterrement sans porter, à même votre peau, cette étoffe.
- Mais, chère Jeanne, répond Marie, en prenant mille précautions pour ne pas la froisser, je ne peux plus perdre une seule minute, sinon, je vais être en retard !
- Donc, vous souhaitez que mon petit-fils naisse jaune comme la mort ? Qu’importe, votre retard ! Là où il est, le vieil Auguste ne vous en voudra pas, croyez-moi ! L’avenir de votre enfant est prioritaire ! dit-elle sur un ton qui n’admet aucune réplique

Marie ne prend même pas la peine de répondre. Elle s’empare en soupirant de l’étoffe et demande à Jeanne de sortir de la chambre afin de la glisser sous son épaisse robe noire.

Le temps passe ; la naissance approche à grands pas. Jeanne est aux petits soins pour sa belle-fille. Parfois, elle lui confectionne de délicieux desserts avec les fruits du verger. Lorsqu’elle se rend sur la tombe de son défunt mari, c’est pour lui raconter les préparatifs de la naissance et lui dire combien elle est heureuse à l’idée de l’arrivée d’un enfant dans cette ferme bien vide depuis son départ.
- Mais, mon Dédé, tu pourrais pas m’envoyer un petit signe pour me dire si c’est une fille ou un garçon ? L’oiseau était caché dans l’arbre les nuits où il a chanté !

Un soir, alors que Louis dort depuis un certain temps déjà, épuisé par les longues journées passées à semer le grain, Marie, qui brode devant la cheminée en face de Jeanne, demande soudain :
- Ma mère, avez-vous vu les belles fraises qui poussent juste à côté du potager ? Demain, j’irai en cueillir un grand bol car elle me font vraiment envie.
- Comment Marie ! Demain ! Mais vous êtes folle ! Je vais tout de suite vous le chercher ce bol de fraises !
- Mais enfin, chère Jeanne, il fait froid dehors ! Et en plus, il fait nuit ! C’est vous qui avez perdu l’esprit ! Ces fraises peuvent bien attendre demain ! Ce soir, je ne risque pas de mourir de faim avec tout ce que vous m’avez servi à dîner !
- Et votre enfant naîtra avec une tache rouge en forme de fraise sur le corps ! En plus, nous devrons nous estimer heureux si cette envie ne s’imprime pas sur ses joues ! Cessez donc d’être stupide !  Ne bougez pas ; je cours chercher les fraises ; j’en ai pour cinq minutes !

Marie ne cherche pas à retenir la brave femme. Dès que celle-ci est sortie de la ferme, elle pose ses mains sur son ventre et murmure à l’attention du petit être qui vit en elle :
- Mon bébé…quand tu viendras au monde, je te raconterai comment, à cause de moi, tu as failli naître tout jaune avec une grosse fraise rouge au milieu du ventre ! Mais, dieu soit loué ! Ta grand-mère nous a préservés de tous ces horribles maux ! 

Elle se retient pour ne pas éclater de rire, se souvenant de son petit voyage à la fontaine Saint-Marc, le lendemain de son mariage. Finalement, elle est superstitieuse, elle aussi !

8ème épisode : Une naissance dans le Morvan

26 mai 1910  4 heures du matin

Jeanne s’éveille, surprise, au beau milieu de la nuit. Quelque chose vient de se déchirer dans son ventre. 
- Louis, réveille-toi, mon homme ! supplie-t-elle. Je crois que je viens de perdre les eaux ! Notre fils sera là d’ici quelques heures !
Elle sort aussitôt de sa petite chambre puis entre dans la salle commune où dort, dans un coin de la pièce, Jeanne, sa belle-mère.
- Ma mère ! Je crois qu’Il arrive, dit-elle en la secouant tout doucement.
Jeanne se redresse, enfile une robe de chambre, puis chausse ses sabots.
- Mon Dieu ! Retournez vite au lit, Marie ! Vous êtes folle de vous lever alors que vous venez de perdre les eaux ! Je cours au village chercher la matrone  ! Elle doit venir de suite !
Quelques temps plus tard, l’accoucheuse arrive. Marie ressent des contractions de plus en plus fortes mais elle se retient de crier. Louis, quant à lui, est sorti  afin de s’adonner à quelque besogne : sa place n’est pas à la ferme durant l’accouchement. La naissance n’est pas une affaire d’homme !
Jeanne s’est retirée de la chambre afin de laisser la matrone accomplir son œuvre. De toute façon, elle doit faire cuire des pommes ; c’est urgent. Elle s’attelle à cette tâche en chantonnant. Elle est heureuse, notre bonne Jeanne. Bientôt, un petit fils égaiera ses journées. 
- Trois ans déjà ! soupire-t-elle. Et il me manque encore ! Ca me rend malade de penser qu’il ne verra pas naître son petit fils ! Du moins, si le chavant ne s’est pas trompé ! (voir page…)…
- Allez, courage ! Poussez, Marie ! C’est pour bientôt. J’aperçois déjà le bout de la tête.
Et Marie tente d’ignorer la douleur qui torture son ventre. Elle se concentre afin d’aider de son mieux le petit être qui frappe aux portes de la vie.
Jeanne, anxieuse, guette le moindre bruit, le moindre soupir venant de la chambre.
Soudain, un hurlement secoue la ferme, un cri de bébé…Juste à ce moment, un superbe rayon de soleil pénètre par la vitre. Le jour vient de naître…L’enfant aussi.
La matrone ouvre la porte et dit solennellement :
- C’est un garçon, bonne Jeanne. Il est costaud et bien portant. Donnez-moi vite la pomme cuite. Nous devons lui donner toutes les chances de devenir le plus vigoureux des hommes.
Alors, sous les regards effarés de Marie, l’accoucheuse glisse une bonne cuillère de pomme cuite entre les lèvres du petit qui ne comprend pas ce qui arrive et hurle de plus belle.
- Arrêtez ! Vous lui faites mal ! Crie Marie, en colère.
- Laissez-la faire, c’est pour le bien de votre fils, répond Jeanne. D’ailleurs, comment nommerez-vous ce beau bébé ?
- Il s’appellera Martin, murmure Marie, épuisée.
Peu de temps après, une fois réalisée la toilette du nouveau-né, la matrone s’en va car on l’appelle ailleurs. Quelle vie ! s’exclame-t-elle. On dirait qu’elles se sont donné le mot pour accoucher aujourd’hui.
Mais Jeanne s’en moque. Seul compte son petit Martin et la joie de son fils Louis lorsqu’il le verra pour la première fois.
Elle retourne dans la chambre et observe le bébé, blotti contre le sein de sa mère. Jeanne s’approche de lui et scrute son nez avec la plus grande attention.
- Très bien, dit-elle enfin. Il ne semble pas porter la bière.
- La quoi ? demande Marie, étonnée car elle ne connaît pas cette expression.
- La bière. Il s’agit d’un signe de naissance, une veine verdâtre située à la naissance du nez. Si les enfants naissent avec, il est rare qu’ils vivent plus de sept ans. Mais si, par contre, ils parviennent à passer ce cap fatidique, il vivront au moins quatre-vingts ans.
- Eh bien ! Vous voilà rassurée, chère belle-mère. A présent, Martin et moi aimerions dormir un peu avant le retour de Louis.
- Dormir ! Mais vous n’y pensez-pas ! Votre fils n’a même pas encore été barré ! 
- Et voilà qu’elle recommence avec ses stupides superstitions ! songe Marie. Pourvu que Louis revienne très vite ! Je veux qu’elle nous laisse tranquilles, mon fils et moi. Elle est très gentille, c’est vrai, mais son omniprésence est bien lourde parfois !
- Martin a quelques jours d’avance et je n’ai pas eu le temps de faire bénir un cordon par monsieur le curé, reprend Jeanne. Tant pis, un signe de croix fera l’affaire et éloignera le Malin à tout jamais de mon petit-fils.
Joignant le geste à la parole, elle accomplit du bout des doigts le signe de la croix sur le front du nouveau-né. Ensuite, soulagée, elle quitte la chambre, emportant avec elle le cordon ombilical. Elle le noue avec du gros fil, puis le range dans la grosse armoire en chêne. Le jour de ses sept ans, Martin devra le dénouer afin de prouver à tous qu’il a atteint l’âge de raison. L’accoucheuse lui a également détourné un morceau de la délivrance de Marie. Elle l’enveloppe dans des chiffons et le range à côté du cordon.
- Voilà, mon petit Martin. Avec ça, tu auras toutes les chances de trouver une bonne épouse. J’avais fait la même chose quand ton père est né et, ma foi, il est pas trop mal tombé.
Lorsque Louis pénètre dans la ferme, le regard radieux de sa mère lui apporte la réponse qu’il attend avec impatience :
- C’est un garçon !
Il se précipite dans la chambre afin d’admirer son fils et de féliciter son épouse. 
Jeanne, de son côté, songe déjà au proche avenir de la famille.
- Demain, c’est la nouvelle lune. La prochaine fois, ce sera une fille. Tant mieux. Moi, j’ai hâte de coudre des jolies robes pour le dimanche…Mais à présent, il nous faut songer au baptême de mon petit Martin car j’ai grand-peur que Marie n’y pense pas le moins du monde à l’heure qu’il est…Pas plus que Louis, d’ailleurs ! Ah ces jeunes gens ! Ils nous traitent dans le dos de vieilles rabâcheuses mais si nous n’étions pas là, ils feraient tout de travers et les choses risqueraient fort de mal tourner.  Quelle époque !

9ème épisode : Un baptême dans le Morvan.

26 mai 1910 16 heures
 
Le petit Martin, fils du couple Jacquinot des Bordes vient de naître. Quelques voisines s’affairent autour du lit de Marie, la jeune accouchée. Emue, celle-ci le serre contre son cœur en embrassant sa petite tête. Jeanne, sa belle-mère, va et vient, ne sachant plus où donner de la tête, tant sa joie est immense.
-   Ma bru, dès demain, nous devrons baptiser ce petit.
- Si tôt, ma Mère ! Ne pouvons-nous donc attendre deux jours encore !
- Comment Marie ! Vous n’y songez pas ! Et si, par hasard, un malheur arrivait ! Souhaitez-vous donc que votre fils soit exclu du paradis ?
Marie soupire. Elle reconnaît bien là le tact légendaire de sa belle-mère ! Toujours prompte à gâcher les moindres moments de joie ! Pourquoi, Grand Dieu, arriverait-il un malheur à ce bébé si bien portant !
- Bon, allez, reprend Jeanne en se levant de la chaise en paille sur laquelle elle a brièvement pris place. Je vais voir monsieur le Curé afin de fixer l’heure du baptême.

Dès que sa belle-mère est sortie de la ferme, Marie songeuse, se dit qu’après tout, Jeanne n’a sans doute pas tort de précipiter ainsi les choses. C’est vrai que Martin semble en pleine forme. Comment penser le contraire en le regardant téter goulûment son sein ? Pourtant, Jacques, le bébé de l’une de ses amies, si alerte à la naissance, était décédé le soir-même de façon mystérieuse ! Pauvre petit ! On n’avait même pas eu le temps de le baptiser ! Mon Dieu ! Marie n’aimerait pas qu’un tel drame arrive à Martin ! C’est pourquoi, elle se résout à suivre, une fois de plus, les conseils de sa belle-mère.

Finalement, le baptême est prévu pour le surlendemain. Marie, pourtant épuisée son accouchement, n’a pratiquement pas dormi cette nuit-là afin d’aider sa belle-mère à tout organiser. Louis, son époux, est parti encore plus tôt dans les champs afin d’être à l’heure pour la cérémonie qui se déroulera à l’église du village. Jeanne, déjà prête, sort de l’armoire une splendide robe en dentelle blanche, déjà portée par son fils et par elle-même de nombreuses années auparavant. Elle la donne à sa bru en lui disant : « Voici, Marie, dorénavant, elle vous appartient. Prenez-en grand soin, ainsi que ma mère et moi l’avons fait avant vous. »
La jeune femme prend la robe, remercie sa belle-mère en pensant, furieuse : « Comme si j’avais l’habitude d’abîmer des choses aussi précieuses ! » D’appétissantes odeurs ont envahi la grande pièce ; sur l’unique poêle qui trône au milieu, cuisent deux énormes poulets ainsi qu’un bon pot-au-feu : il faudra bien cela pour régaler tous les invités qui viendront tout à l’heure, après le baptême. Jeanne, la veille, a confectionné deux immenses tartes aux framboises. Dans la ferme, on a garni les vases de roses et, même les chiens semblent attendre fébrilement le repas de fête.

Mais l’heure tourne. Louis rentre des champs. Après une brève toilette, il revêt ses plus beaux habits. Marie est un peu triste : elle n’assistera pas au baptême de son fils car le Curé ne l’a pas encore « relevée ». De toute façon, elle se sent très fatiguée. C’est épuisant, un accouchement !

Lorsque les invités arrivent enfin, on forme le cortège, le « baptillot ». Marie confie son petit Martin, si beau dans sa longue robe blanche en dentelle, à la vieille Louise, la « bounne fonne  », comme on la nomme par ici. C’est elle qui, habituellement tient lieu de sage-femme. Elle prend dans ses bras ce magnifique bébé qu’elle a vu naître. Le parrain et la marraine de Martin lui emboîtent le pas, puis le joyeux cortège se dirige en causant gaiement vers l’église. Il y a bien deux bons kilomètres de la ferme au village. Mais quelle importance ! Il sera très agréable de les parcourir sous ce radieux soleil qui fête l’arrivée de Martin parmi les hommes. Au départ du cortège, des jeunes hommes saluent le bébé par des coups de fusil. Celui-ci, éveillé brusquement, pousse d’énormes cris.
- Alors, Jeanne, heureuse ? Demande une voisine à la belle-mère de Marie.
- Evidemment ! Quelle question ! Répond celle-ci, offusquée. J’espère qu’elle saura bien s’en occuper, la Marie ! C’est une fille courageuse, comme sa mère, mais elle me paraît si inconsciente quelquefois ! 
- Ah ! Ces jeunes femmes ! Ma bru, c’est pareil ! Je ne peux rien lui dire ! Toujours à m’accuser de me mêler de ce qui ne me regarde pas ! Comme si c’était mon genre !
- Tiens, écoute ! Dit Jeanne. Voici le carillon qui sonne ! Quel bonheur ! Tu sais que pour le p’tiot de l’Angèle, le curé n ‘a pas voulu sonner les cloches !
- Ah oui, et pourquoi ça ?
- Ils ont attendu deux semaines avant de le baptiser. Tu imagines la honte qu’a dû ressentir la famille…
- Sans compter que ça peut porter malheur au petit…
Parfois, durant le parcours, des petits groupes d’hommes tirent quelques coups de fusil. On leur répond en chantant et en les remerciant avec de grands gestes.
Tout le monde entre dans l’église, tandis que la cloche égrène ses plus joyeux carillons. Le prêtre dépose de l’eau bénite sur le front de Martin, puis, après les prières d’usage, la cérémonie s’achève. A la sortie de l’église, le parrain et la marraine jettent des poignées de dragées aux enfants du village, rassemblés sur la place. Enfin, le moment est venu  de regagner  la ferme.
- J’avais oublié à quel point ça donnait soif, un baptême, murmure un vieux en soufflant fort. J’espère que le Louis et la Marie ont de quoi désaltérer leurs invités.
- T’inquiète donc pas, répond son ami, en s’épongeant le front. Il a des sous, le Louis. Quand son père est mort, la Jeanne leur a donné un beau petit magot pour qu’ils fassent vivre la ferme.
- Allez venez vite ! crie Jeanne, son petit fils dans les bras. Un copieux « broûtot  » nous attend !
De grandes tables ont été dressées dans la cour de la ferme. Le vin coule à flots. Tout le monde boit à la santé du petit être qui, deux jours plus tôt, n’avait pas encore vu le soleil. On oublie pour un jour les rudes travaux. On chante, on danse…On vit !
- Ah ! Si mon Dédé pouvait voir ça ! Soupire Jeanne, une larme au coin de l’œil. Il aurait été si fier de son premier petit fils !
- Allons, Jeannette, lui dit Robert, un vieux garçon du village, ne vous laissez pas gagner par la mélancolie et venez donc danser avec moi !
- D’accord, mais restez à distance ! Vous puez le vin !
Marie, qui assiste à la scène, esquisse un sourire, son bébé accroché à un sein. Martin, bercé par le son des accordéons, dort paisiblement sous les regards attendris de ses parents.

A quelques maisons de là, un homme et une femme sanglotent…
- Mon Dieu ! Qu’allons-nous devenir ? Murmure la femme en tremblant. Qui aurait-pu penser que notre petit allait connaître un tel destin ?
- Pourtant, je t’assure que c’est vrai ! La vieille Simone l’a vu ! Elle en est certaine ! Il tournait autour de la mare, près du cimetière ! Répond l’homme effondré.
- Mais comment pouvait-elle en être sûre ?
- Ecoute Colette. Je sais que c’est dramatique, mais nous devons l’accepter. Notre petit Jacques est un queulaird . Il n’ira jamais au paradis. La lumière bleue qui a effrayé Simone, c’est lui, c’est notre fils. A présent, il attend les passants imprudents pour les noyer. Simone a eu beaucoup de chance.
La femme sanglote de plus belle.
- Mais pourquoi, Grand Dieu ! Pourquoi ?! Demande-t-elle.
- Il est mort sans baptême. Monsieur le curé a dit qu’il ne pouvait rien faire pour lui !
- Mais il n’a jamais respiré ! Mon ventre l’a asphyxié ! C’est ma faute, pas la sienne !
- Ecoute, Colette. A présent, nous devons nous résigner et prier. Si nous avons bientôt un autre enfant, en bonne santé, celui-ci, peut-être que Dieu pardonnera notre négligence. En attendant, nous devons craindre la punition que le Seigneur ne manquera pas de nous infliger lorsque nous nous présenterons à Lui.

Pendant ce temps, Martin, heureux et insouciant, sourit aux anges et à la vie.


Biographie
Sandra Amani est une auteure bourguignonne
Sandra Amani est une auteure bourguignonne, demeurant à Dijon. Née à Paris, elle a grandi dans le Morvan, à la Roche en Brenil. Elle a ainsi passé son enfance en compagnie d’un grand-père qui adorait l’emmener dans les forêts et lui conter les légendes des lieux par où ils passaient, des pierres mystérieuses, des châteaux en ruines. Cette magie ne l’a jamais quittée et aujourd’hui,elle fait perdurer le souvenir de cet homme en publiant de belles histoires.Professeur de français, elle débuta sa carrière en écrivant des romans pour la jeunesse. Le premier s’intitulait Rendez-vous avec un fantôme. C’était en 2001. Deux autres ont suivi. Puis, en 2004, elle fut contactée par les Editions de l’Escargot savant, qui lui demandèrent d’écrire des légendes du Morvan. Ce fut le début d’une longue série de publications, ayant toutes pour thème les légendes et le mystère : Légendes du Morvan, Histoires extraordinaires de châteaux en Bourgogne, Légendes du vignoble, Mystères du Nivernais (De Borée), puis les Chemins du mystère et d’autres légendes du Morvan aux éditions Temps impossibles, son éditeur actuel.  Elle a également adapté certaines de ses légendes en livres pour enfants (Le Poron de l’étoile, le Poron des lutins) et scénarisé trois bandes dessinées (Légendes du Morvan, Légendes et mystères de Bourgogne et le Songe de Charlemagne, qui relate l’histoire de la basilique de Saulieu).

Ses livres sont disponibles dans toutes les librairies de Bourgogne ou sur commande. amani.sandra7@gmail.com

La mort dans le Morvan  Ce 7 avril 1907, le printemps est précoce. Dans les prés, les vaches paissent tranquillement et les matous amoureux se prélassent en attendant que passe l’âme sœur au doux pelage. Un calme profond baigne la campagne. Les hirondelles volent haut dans le ciel et les premiers papillons agitent leurs ailes jaunes au-dessus des primevères, des « coucous », comme on dit par ici.Pourtant, à la ferme des Bordes, toute trace de joie a disparu et l’on demeure indifférent aux beautés de la saison nouvelle. En effet, l’ignoble Faucheuse a pénétré sans y être invitée dans cette vaste bâtisse un triste jour de février. Depuis, elle ne l’a plus quittée. Aujourd’hui, avant le coucher du soleil, elle aura sans doute accompli son œuvre macabre et emporté l’âme de Dédé Jacquinot, le fermier. Un soir, alors que le brave homme rentrait fort tard des champs, comme à l’accoutumée, une forte fièvre s’est emparée de lui. Pensant qu’il venait juste d’attraper un rhume, Dédé s’est  couché après que Jeanne, son épouse, lui ait préparé l’une des tisanes dont elle a le secret. Hélas ! Le lendemain, le fermier n’allait pas mieux, pas plus que le surlendemain. « Grosse grippe », diagnostiqua le médecin. Il lui prescrivit des décoctions de plantes, censées redonner à Dédé les forces qu’il avait perdues. Malheureusement, son état empira de jour en jour, d’autant plus que, par tous les temps et malgré la colère de Jeanne et de son fils Louis, le fermier continuait de se rendre aux champs chaque matin. Bientôt, la toux ne le quitta plus. Ses joues étaient brûlantes : une atroce pneumonie avait succédé à la grippe.-          C’est fini, avait dit la veille le médecin à Jeanne. Dans quelques jours, votre époux ne sera plus de ce monde. Je ne peux plus rien faire pour lui.Jeanne ne broncha pas en entendant ces mots, songeant au travail de la ferme et à son fils Louis, qui allait se retrouver seul pour l’exploiter.-          Il faut que je sois forte, songea-t-elle. Louis va avoir besoin de moi. Ce n’est pas cette gringalette[1] de Marie, s’il l’épouse, qui va pouvoir l’aider pour les rudes travaux des champs…Allez, il me faut songer  à préparer l’entrée au paradis de mon pauvre Dédé ! Ce matin-là, Dédé, étendu sur son lit, sa main dans celle de Jeanne, assise sur une vieille chaise en paille à ses côtés, agonise en poussant de faibles gémissements, entrecoupés très souvent par de fortes quintes de toux. Près du lit, se trouvent également Louis, son fils et Marie, son amie d’enfance. Linette, la sœur de Dédé, est présente : elle est venue accompagnée de sa fille et de son gendre. Ceux-ci, dès  réception de la lettre de Jeanne, ont très vite quitté Château-Chinon pour rejoindre les Bordes. D’autres parents sont attendus dans la journée. Jeanne espère qu’ils arriveront à temps pour dire au revoir à Dédé avant que celui-ci ne ferme les yeux pour toujours.  Vers dix-sept heures, lorsque les plus proches parents sont arrivés, Jeanne, solennelle, se lève, puis va chercher dans l’immense armoire en chêne où elle range draps et torchons, le  cierge qu’elle a fait bénir à l’église le jour de la Chandeleur. Tout le monde l’observe en silence, admirant le courage sans faille de cette femme de tête. Les enfants, inconscients du drame qui se joue sous leurs yeux, s’amusent dans un coin de la pièce. Personne ne songe à les faire taire. Leur bonne humeur est réconfortante.-          On voit bien qu’elle n’aimait pas mon pauvre frère ! Songe sa belle-sœur en s’essuyant les yeux. Elle ne verse pas une larme, cette sacrée Jeanne. Dédé ! Peut-être seras-tu plus heureux là où tu vas, après tout ! Tu n’entendras plus ses reproches insupportables !Jeanne approche un chandelier près du lit, y dépose le cierge, puis l’allume.              - Allez, Pierrot, j’aimerais que ce soit toi qui lises la prière des agonisants à notre cher Dédé. Ensuite, nous lui servirons son dernier repas. J’espère qu’il pourra encore nous faire part de ses souhaits.  On demande aux enfants d’arrêter de jouer et de joindre les mains puis Pierre, frère de Dédé, un missel à la main, lit la  prière. Lorsque celle-ci est achevée, chacun des assistants dessine sur le mourant, dans le plus grand des silences, un signe de croix. Miracle ! Dédé cesse de geindre, comme apaisé par cette profonde piété qui l’entoure.Ensuite, Jeanne, s’efforçant de sourire à son homme lui demande :-          Mon brave Dédé ! C’est jour de fête pour toi aujourd’hui ! Regarde, toute la famille est venue pour te voir ! Ca te ferait plaisir de manger quelque chose en particulier ? Avec un bon verre de vin rouge !En guise de réponse, Dédé pousse un long râle. Sa femme soupire en s’éloignant. Elle sort du cellier une bouteille de vin, ainsi qu’un pot de confiture.-          Dédé les adorait, murmure-t-elle. Je me souviens trop de ces matins où il rouspétait parce que Louis avait fini le dernier pot.Elle soulève la tête de Dédé, puis approche de ses lèvres la cuillère contenant  la bonne confiture de framboise, confectionnée l’été précédent. Ensuite, elle humecte la langue du mourant avec un peu de vin. Son homme semble apprécier. Tiens ! C’est bizarre ! On dirait même qu’il sourit ! Ses yeux brillants de fièvre semblent fixer un point dans la pièce, juste à côté de l’horloge. Soudain, un silence total envahit la ferme. Dédé ne râle plus ; il ne tousse plus non plus ; il est mort. La grande horloge comtoise affiche vingt heures et cinquante minutes. C’est fini. Dédé ne souffre plus. Son fils, effondré, clôt les beaux yeux bleus de son père avec la croix d’un chapelet.             - Puis-je fermer ta bouche, André ? Demande-t-il, l’appelant, pour la première fois, comme l’exige la coutume, par son prénom.Jeanne s’approche de l’horloge, l’ouvre, puis arrête le balancier. Pendant ce temps, Louis et ses cousins voilent les glaces avec des draps, tandis que Marie s’empresse de vider l’eau des vases et des brocs. -          Pourquoi tu fais ça ? Lui demande une petite fille, qui la suit pas à pas.-          Parce que l’âme de Tonton Dédé s’y est plongée en quittant son corps avant de monter au ciel. -          Mais pourquoi elle a fait ça, l’âme de Tonton ?-          Afin de  laver  tous ses péchés avant de voir le Bon Dieu. Tu vois, cette eau est sale car elle contient les méchancetés commises par tonton.-          Mais, il était pas méchant mon tonton !-          Bien sûr que non, mais on fait tous des vilaines choses. Si on se purifie avant de paraître devant Dieu, on peut alors rejoindre paradis.L’enfant, songeuse, demeure perplexe. Finalement, elle aimerait bien partir avec oncle André pour visiter le paradis. Ensuite, elle retournerait bien sagement auprès de ses parents.Lorsque Marie revient près du lit où le père de son ami est étendu, elle songe que le fermier va beaucoup lui manquer. Elle l’adorait. Le connaissant depuis l’enfance, elle avait appris beaucoup à ses côtés.  Il avait toujours été bon pour elle, pensant que Louis serait heureux d’épouser une enfant aussi sensible, alors que Jeanne se montrait souvent  dure à son égard, arguant que son fils préférerait une fille solide, capable de travailler sans relâche à ses côtés et de lui donner de beaux enfants. Une fille solide…à son image. Entre-temps, on est allé chercher Germaine, l’ensevelisseuse. Dédé, à présent, est revêtu de ses plus beaux habits, ceux du dimanche. Louis lui glisse dans la main gauche une piécette de bronze.- Tiens, Papa. Tu la donneras à Saint pierre. Il paraît qu’il est toujours bon de l’amadouer lorsqu’on se présente devant lui. Il t’ouvrira plus facilement la porte du paradis.Les larmes aux yeux, il s’empare d’une paire de ciseaux et coupe une mèche des cheveux de son père.A présent, la veillée funèbre peut commencer. Jeanne, en prévision, a préparé beaucoup de café. Elle remet une bûche de chêne dans le poêle, afin que la grande pièce reste chaude toute la nuit. Des ombres dansent sur les murs de pierre, rendant encore plus sinistre l’atmosphère qui règne dans la ferme.              - Demain, je ferai livrer dix bouteilles de vin à Monsieur le Curé, dit elle. Je veux que Dédé ait un enterrement digne de lui.Les enfants dorment, étendus sur des couvertures près de la cheminée. On raconte des histoires dont Dédé est le héros. Dressée dans un coin de la pièce, juste à côté de l’horloge, la Mort, grimaçante, appuyée sur sa faux, contemple avec satisfaction la scène qui se déroule dans ses orbites de squelette. Ensuite, savourant sa victoire, elle se retire, silencieuse et invisible, drapée dans sa longue robe noire.


[1] Maigre, fragile