Légendes de Châteaux en Bourgogne

Découvrez les splendeurs et mystères des châteaux de Bourgogne dans le livre de Sandra Amani Légendes de Châteaux en Bourgogne.
Il sera disponible dans toutes les librairies de Bourgogne ou sur commande chez l'éditeur.

Préface de l'auteure

Au Moyen Âge, la Bourgogne regorgeait de châteaux majestueux. Certains ne sont plus que ruines, noyées dans un fouillis de ronces, tandis que d'autres exhibent encore fièrement leur donjon de grès rugueux. Au temps des croisades, les châtelaines esseulées avaient coutume de scruter l'horizon depuis le sommet de ces tours. Inlassablement, elles guettaient le retour du preux chevalier qui avait su mettre leurs sens en émoi...

Sandra Amani nous plonge au cœur de ces forteresses d'autrefois. Leurs murs crénelés, témoins silencieux de moments de félicité, mais aussi de drames cruels, vibrent sous la plume vivante et acérée de l'auteure. Ses histoires, souvent tirées de son imagination fertile, reflètent aussi parfois une réalité implacable. Amour et trahison s'y entremêlent, dans un foisonnement de sang et de larmes...

Parsemées de quelques incursions à notre époque, la plupart de ces légendes nous emportent au temps des tournois, où les lances s'entrechoquent pendant que les épées rutilantes des duellistes étincellent sous le soleil qui darde ses rayons d'or et de feu.

Tapi dans les souterrains de ces imposantes bâtisses, le diable n'est jamais loin... Malheur aux égarées, follement éprises du Malin, qui lui vendront leur âme ! Près des hautes murailles, sorcières et bêtes immondes rôdent dans les entrailles de la terre, et, à la nuit tombée, les fées virevoltent autour des arbres noueux nimbés d'une brume irréelle...

Ouvrez sans crainte ce livre, et buvez jusqu'à la lie les gouttes de sensualité, de haine et de maléfices qui suintent de chaque pierre des châteaux de Bourgogne !

 

La couverture est signée par le peintre Jipe Vieren. 

 

Extraits du livre.

Le monstre de Chaudenay

La wivre de Mont-Saint-Jean

La fée qui file

La Dame de la tour

Étrange mariage à Duesme

 

Le monstre de Chaudenay

Le château de Chaudenay se dresse au cœur d’un petit village de l’Auxois qui porte son nom. Huit tours autrefois le constituaient, mais au fil des siècles et des guerres, il devint moins imposant. Aujourd'hui, plusieurs tours manquent et le donjon, niché dans un îlot de verdure, ne garde que ses murs. Une légende tenace prétend qu’autrefois le Masque de fer, fils illégitime d’Anne d’Autriche et demi-frère de Louis XIV, aurait été retenu prisonnier dans la forteresse. 

On mentionna la bâtisse pour la première fois en 1152, époque où une dame de Chaudenay et Hugues, son frère, l’habitaient. Mais ce que l’on ignore, c’est qu’environ un siècle plus tôt,  un drôle de personnage y demeurait…

Par un beau soir de juillet, Hélène, la propriétaire des lieux, avait convié les jeunes seigneurs du voisinage à une fête somptueuse, leur réservant les plus belles de ses servantes. Les chevaliers étaient heureux dès qu’ils pouvaient approcher la superbe châtelaine, ayant au fond d’eux le désir secret de devenir son époux.

Car Hélène avait toujours refusé de se marier, même avec le père de Robert, son fils, à présent âgé de douze ans. L’homme ayant disparu peu de temps avant la naissance de l’enfant, on n’avait jamais su ce qu’il était advenu de lui. Le petit avait grandi choyé par ses nourrices, mais sans amour, car sa mère lui préférait la compagnie d’aventures sans lendemain.

— Cesse de m’importuner ou je t’étrangle ! l’entendait-on souvent crier lorsque Robert se faisait trop envahissant quand elle recevait ses amants.

Alors, les serviteurs, soucieux de ne pas déplaire à leur maîtresse, emmenaient Robert dans sa chambre, en lui enjoignant de laisser Hélène tranquille. En effet, tout le monde craignait cette femme dont la cruauté dépassait souvent l’entendement. Aucun mendiant n’osait se présenter au château, de peur de subir sa colère et, au village, on s’arrangeait pour ne jamais croiser sa route.

Il était presque minuit. Hélène et ses invités avaient beaucoup bu et la fête battait son plein. Ivres et repus, les hommes se jetaient sur les servantes qui, sans broncher, subissaient leurs assauts.

— Madame, annonça l’un des gardes en entrant dans la grande salle. Quelqu’un vous demande à la porte du château.

— Mais qui se permet de troubler ma soirée ! s’écria Hélène en jetant sa coupe de vin au sol et en secouant ses longs cheveux noirs. Je vais de ce pas recevoir le manant qui a cette audace !

Furieuse, elle jeta une cape sur ses épaules nues puis se dirigea vers l’entrée de la forteresse. Là, se tenait une vieille femme, entièrement vêtue de haillons. Hélène réprima un sursaut de dégoût à la vue des mains sales et du visage crasseux de la mendiante.

— Dame Hélène, auriez-vous l’amabilité de m’offrir l’hospitalité pour cette nuit ? demanda la pauvresse en la fixant de ses petits yeux verts au regard perçant.

— Et vous, auriez-vous l’amabilité de passer votre chemin ? répliqua la châtelaine en grimaçant. Jamais une hôtesse aussi puante et laide que vous ne franchira le seuil de mon logis ! Plutôt me changer en monstre ! Gardes, continua-t-elle, saisissez-vous de cette horreur et conduisez-là le plus loin de moi possible avant que je ne l’étrangle de mes propres mains !

Comme les gardes s’approchaient de la femme pour la chasser, celle-ci leva les bras.

— Arrière ! leur cria-t-elle.

Les gardes s’arrêtèrent net. Pétrifiés par un mystérieux sortilège, ils ne pouvaient plus bouger. Terrifiée, Hélène tenta de rebrousser chemin, mais elle-même s’aperçut qu’elle était clouée au sol.

— Mauvaise engeance ! dit la vieille femme en lançant à la châtelaine un regard empli de mépris. Incapable d’être une bonne mère, tu as préféré la débauche à ton fils. Tes sujets craignent ta folie et moi je sais que tu n’hésites pas à tuer les gens qui ne te plaisent pas, même sans raison. C’est pourquoi on m’a envoyée ici pour te punir, moi, une puissante sorcière. Ton souhait va se réaliser. Monstre tu es, monstre tu voulais être, monstre tu deviendras, et sur-le-champ. Tout le jour, tu resteras prisonnière dans ton maudit château mais la nuit, hélas, malheur à celui qui croisera ton chemin. Mon pouvoir n’est pas assez fort pour t’empêcher de nuire entièrement. Seul un homme pur et pieux pourra te faire périr.

Aussitôt, le corps et le visage d’Hélène se couvrirent d’écailles, tandis que sur sa tête poussaient deux horribles cornes. Une longue queue compléta sa métamorphose. Des dents acérées prirent place dans sa bouche. Épouvantée, elle retourna dans le château. Tout le monde hurla en la voyant. Certains invités parvinrent à fuir, mais d’autres demeurèrent prisonniers et, très vite, finirent dévorés par la bête. Pendant ce temps, Robert réussit à s’échapper en compagnie de deux servantes. Comme il était malin, il prit en passant un sac d’or que sa mère rangeait dans une petite pièce du donjon. Il trouva refuge dans la cabane d’un bûcheron, au cœur de la forêt. Celui-ci s’attacha très vite à l’enfant, qui le considéra bientôt comme son père.

Durant les mois et les années qui suivirent, le monstre fit de gros ravages dans la contrée. Plus personne n’osait s’aventurer dans les environs du château, de peur de le rencontrer. La nuit, il sortait et dévorait tous les gens qu’il rencontrait. Heureusement, il ne pouvait pas pénétrer dans les maisons sans y être invité. C’est pourquoi Robert grandit en toute sécurité, bien à l’abri chez le bûcheron qui lui interdisait de mettre le nez dehors dès le coucher du soleil. Bien souvent, une fois la nuit tombée, Hélène tentait de s’approcher de la chaumière où demeurait son fils.

— Mon enfant, appelait-elle. Ouvre-moi ! Je suis ta mère et je t’aime.

Parfois, elle poussait des cris de colère :

— Obéis-moi ou je massacrerai cet idiot de bûcheron dès qu’il m’en donnera l’occasion.

Mais le jeune homme, qui connaissait bien le cœur de pierre de sa génitrice, refusait de lui obéir et, indifférent à ses menaces, restait calfeutré dans son refuge. En grandissant, il devint aussi bon qu’Hélène était perverse et il se désespérait chaque fois qu’il apprenait que le monstre de Chaudenay avait fait une nouvelle victime.

— Père, annonça-t-il un jour au bûcheron. On ne peut plus laisser ma mère nuire ainsi. C’est mon devoir de délivrer le village de sa présence. Le diable s’est depuis longtemps emparé de son âme et je dois faire cesser ses crimes.

Il acheta un cheval et une épée avec l’argent qu’il avait dérobé en partant puis il attendit le soir. Lorsque l’obscurité fut totale, muni de son arme, il grimpa sur son destrier et se dirigea vers le château. Là, il se posta pour guetter la sortie de la bête monstrueuse. Dès qu’elle quitta son antre, il se précipita sur elle et lui transperça la poitrine avec la pointe de son épée. Hélène, attaquée par surprise, n’avait pas eu le temps de réagir. À présent, elle agonisait en se vidant de son sang, un sang aussi noir que l’était son cœur. Comme elle tardait à mourir, il lui passa sur le corps avec son cheval, ce qui l’acheva. Ensuite, il retourna à la chaumière, où, harassé, il s’étendit sur sa paillasse avant de se laisser aller à de gros sanglots.

Au lever du jour, les habitants de Chaudenay frappèrent à la porte du bûcheron afin d’acclamer leur sauveur. Ensuite, ils portèrent Robert en triomphe jusqu’à l’endroit où se trouvait le corps du monstre. Puis ils allumèrent des torches et enflammèrent  son cadavre, tandis qu’ils riaient et dansaient autour du brasier. Robert, impassible, était assis au pied d’un arbre et observait la fête sans y participer. Les jours qui suivirent, il cessa de manger. Lui d’ordinaire si gai restait enfermé des heures entières à pleurer. Quand il sortait, c’était pour se rendre sur les lieux de son crime. Là, il implorait sa mère de lui pardonner l’acte abominable qu’il avait commis, et Dieu de lui procurer le repos. Le bûcheron lui répétait pourtant sans cesse qu’il n’avait fait que son devoir et qu’à présent, grâce à lui, les enfants de Chaudenay pouvaient battre tranquillement la campagne. Hélas ! L’apaisement ne venait pas.

Un soir, alors qu’il ne parvenait pas à trouver le sommeil, une voix chuchota à son oreille :

— La seule chose que tu puisses faire, c’est t’immoler par le feu afin de purifier ton âme. Ainsi seulement, tu pourras calmer tes souffrances.

Robert comprit qu’il n’avait pas d’autre choix  que d’écouter le conseil de cette voix. Dès le départ de son père adoptif pour la forêt, il quitta la chaumière, un fer à feu[1] dans son sac. Ayant parcouru environ quelques lieues, il arriva dans un lieu isolé, très propice à son projet. C’était une clairière où coulait un petit ruisseau. Là, il ramassa du bois puis alluma un brasier. Quand les flammes s’élevèrent, il se jeta dedans sans hésiter. Alors qu’il s’attendait à souffrir le martyre, le garçon fut surpris de n’éprouver aucune douleur et ce fut calmement qu’il expira...

Quelques heures plus tard, son corps était réduit en cendres. Mais au lieu de se disperser,  portées par la brise, celles-ci s’agglutinèrent un peu plus loin, au pied d’un grand chêne. Sous un soleil torride, la matinée touchait à sa fin. Midi sonna au loin, au clocher de Chaudenay.

C’est ce moment que choisit Margot, une jeune paysanne, pour s’arrêter au pied de l’arbre afin d’y goûter un peu de repos et de fraîcheur, tout en écoutant chanter les oiseaux. Elle remarqua le tas de cendres et, machinalement, enfonça la main dedans... Quelle ne fut pas sa surprise d’y découvrir une belle pomme rouge !

Une pomme au pied d’un chêne ! se dit-elle en souriant. Voilà qui est très drôle. En tout cas, ce fruit est très appétissant et ne demande qu’à être croqué !

Ce que fit la gourmande, après avoir lavé la pomme dans le ruisseau. Ensuite, elle alla retrouver son amoureux avec qui elle échangea des baisers et des caresses durant le restant de l’après-midi.

Quelques semaines plus tard, Margot se rendit compte avec stupeur qu’elle était enceinte.

Mais on n’a rien fait de plus que s’embrasser et se câliner ! songea-t-elle. Mes parents ne me croiront pas si je leur dis ça. Ils vont encore m’accuser de raconter des menteries, c’est sûr !

Donc, au lieu de leur conter une chose aussi incroyable, elle préféra leur avouer qu’elle avait fauté avec son fiancé. Le garçon, aussi innocent que son amoureuse, se dit que c’était un vrai miracle d’avoir ainsi conçu un enfant et qu’il fallait très vite régulariser la situation. La nouvelle mit les parents en colère, mais comme ils adoraient le jeune homme, ils avancèrent le mariage qui devait normalement avoir lieu fin octobre ; ainsi, le « malheur » fut bien vite réparé.

Huit mois après, naquit un beau petit garçon. Poussés par une force inconnue, les parents décidèrent de l’appeler Robert. Le jour de son baptême, une foule interloquée rassemblée dans l’église crut entendre le bébé dire tout haut :

— Je m’appelle Robert et je nais pour la deuxième fois.

Ce furent les seuls mots qu’il prononça. Ensuite, il ne fit plus que hurler.

Interloquée, la foule se mit à genoux, persuadée qu’elle avait sous les yeux l'œuvre  du Seigneur.

Robert mena une vie pieuse et édifiante, tout comme il s’était efforcé de le faire dans sa vie précédente. Bientôt, on ne l’appela plus que saint Robert.


[1] Ancêtre du briquet
Photo Sandra Amani

 

La wivre de Mont-Saint-Jean

 

Novembre 1937... Une bruine froide tombait sur le petit cimetière de Mont-Saint-Jean, juste en face du vieux château. La forteresse se dressait fièrement sur la colline surplombant la route qui conduisait à Précy-sous-Thil.

Ce matin-là, Gervaise enterrait Alphonse, son époux, un notaire renommé dans le pays. Ses yeux pourtant demeuraient secs sous sa voilette de tulle noir. La famille de son mari, rassemblée à ses côtés, ne cessait de l’observer, guettant le moindre de ses faits et gestes, et s’indignait en constatant qu’aucun sanglot ne sortait de sa bouche. Mais Gervaise refusait de jouer la comédie. Pour elle, ces obsèques étaient une mascarade et elle avait hâte de rentrer chez elle. Elle se moquait vraiment de ce que pensait sa belle-mère, effondrée devant le cercueil de son fils.

Sale bonne femme ! songeait la jeune veuve. Tes larmes de crocodile ne trompent personne. Les gens ne sont pas dupes. Si tu l’avais vraiment aimé, ton fils, tu ne te serais pas fâchée avec lui l’année dernière et tu aurais fait le premier pas pour mettre fin à votre querelle ! Au contraire de cela, tu as préféré nous renier tous les trois. Ah ! Tu pleures maintenant ! Il est bien temps d’avoir des remords !

Gervaise serrait contre son cœur le petit Louis, âgé seulement de quatre ans. L’enfant pleurait à chaudes larmes : on lui avait dit que plus jamais il ne reverrait son papa. Avec qui irait-il pêcher des écrevisses le dimanche, maintenant ? Maman détestait se promener dans la campagne. Et ces parties de chasse auxquelles il lui avait promis de l'emmener quand il serait grand ? Tout était terminé à présent que son père avait rejoint le Ciel.

— Dis maman, il est avec le Bon Dieu mon papa ? hoqueta le petit garçon.

Gervaise ne trouva rien à répondre. Elle doutait de l’existence de Dieu et, de toute façon, ne supportait plus la façon dont l’Église l'instrumentalisait. Alphonse... Il ne l’intéressait plus depuis bien longtemps déjà. Le notaire avait déserté son lit juste après la naissance de Louis. Le soir, il passait de longues heures à l'auberge et rentrait souvent éméché, à une heure tardive. Il se murmurait même qu’il avait une maîtresse dans le village. Gervaise s’en fichait. Elle n’avait jamais éprouvé de désir pour ce mari dont l’embonpoint la dégoûtait. Ses parents, des commerçants respectés à Mont-Saint-Jean, ne l’avaient pas consultée lorsqu’ils avaient décidé de la marier à ce grand nigaud sans charme. Louis était né peu de temps après, meublant un peu la solitude de cette vie sans passion. Bien sûr, Alphonse n’était pas un mauvais bougre, mais son goût immodéré pour l’argent lui fit très vite oublier la présence de sa femme. Il économisait sou à sou, songeant déjà aux futures études de son fils. En cinq ans de mariage, il ne lui avait pas offert un seul bijou, pas une seule toilette, alléguant que ces futilités n’étaient pas nécessaires au bonheur d’un ménage. Si elle se risquait à demander un corsage ou un nouveau tablier, il répondait invariablement :

— Tu exagères ! L’autre est encore tout neuf !

Pas de domestiques chez eux. Alphonse estimait qu’une femme de notaire devait montrer l’exemple et savoir tenir sa maison. Alors, Gervaise se taisait. Comme elle ne possédait pas de biens propres, elle se contentait de faire semblant d’approuver les sages décisions de son mari.

Au fil du temps, non seulement elle s’était habituée à vivre chichement, mais en plus, elle avait fini par adhérer aux principes d’Alphonse dont le tempérament avare avait déteint sur elle. Quelques années après son mariage, Gervaise se surprit à ne plus rien désirer, et même à gronder son fils dès qu’il demandait un nouveau jouet. Elle, si généreuse auparavant, détournait les yeux dès qu’elle croisait un mendiant dans la rue. À la messe du dimanche, elle prit l’habitude de ne plus rien donner à la quête.

Finalement, leur couple sans amour avait trouvé un  équilibre que la mort venait de briser.

Pauvre Alphonse ! Dire que je ne voulais pas qu’il achète cette auto, beaucoup trop chère, soit dit en passant. S’il m’avait écoutée, il serait toujours en vie ! Heureusement que mon gamin n’était pas avec lui car à présent, je n’aurais plus de fils ! Que d’argent dépensé pour rien tout de même ! se lamentait-elle. Mais il disait qu’un notaire se devait d’avoir une auto !

Sans doute revendrait-elle celle-ci très vite. Elle trouvait inutile de passer son permis. Pour se déplacer jusqu’à Précy-sous-Thil, l’autocar suffisait amplement.

 

L’enterrement s’acheva enfin. Gervaise serra la main d’hommes qu’elle connaissait à peine, des notables des environs, et s’apprêta à regagner son logis avec le petit. Bientôt, elle entrerait en possession d’une petite fortune qu’elle gérerait jusqu’à la majorité de Louis, n’en déplaise à sa belle-famille qui devait la maudire.

— Une fille du peuple ! Quelle honte pour nous tous ! clamait sa belle-mère à qui voulait l’entendre, à peine les noces achevées. Même pas jolie, qui plus est ! Elle ne rendra pas heureux notre Alphonse. Elle n’est là que pour voler notre argent ! Si seulement mon bonhomme n’avait pas donné son accord pour ce mariage !

 

Les jours passèrent, et la vie reprit son cours. La maison semblait vide depuis que le rire tonitruant du notaire ne résonnait plus dans la vaste salle à manger. Comme il faisait de plus en plus froid, Gervaise se résolut à faire du feu dans la grande cheminée, pas pour elle-même, mais pour Louis. Elle ne voulait pas qu’il attrape une mauvaise grippe à cause d’elle. Avec l’héritage que leur avait laissé Alphonse, elle pouvait bien acheter du bois deux fois au moins au cours de l’hiver.

Le soir tombait. Une douce chaleur envahit bientôt la pièce. Elle installa Louis sur une couverture devant la cheminée puis entreprit de trier les papiers de son défunt mari. Le notaire les rangeait dans une malle, des plus anciens aux plus récents.

— Mon Dieu ! Que de paperasses inutiles ! s’écria-t-elle. Je me demande bien pourquoi ce cher Alphonse conservait tout cela ! Je pense que je vais en jeter une grande partie !

Mais soudain son regard fut attiré par un vieux papier jauni qui venait de tomber au sol. Il était soigneusement plié en quatre, et Alphonse l’avait placé entre deux copies de testaments. Intriguée, elle le déplia avec précaution. Quelle surprise lorsqu’elle se rendit compte qu’il s'agissait d'un parchemin !

Que signifie donc tout ceci ? se demanda-t-elle. On dirait une carte !

Gervaise étala le document sur la table. Il s’agissait en effet d’une carte. Sur celle-ci, plusieurs dessins étaient représentés, accompagnés d'inscriptions que la jeune femme ne parvint pas à déchiffrer. Au milieu, on pouvait voir une croix rouge à côté d'un coffre. Il lui fallut de longues minutes pour deviner le mot noté à côté.

— Château... finit-elle par murmurer.

Elle se souvint alors de la légende que les vieux du village racontaient. Dans les souterrains du château de Mont-Saint-Jean se trouverait un trésor ! Sur la carte figurait l’entrée du souterrain. Elle se demanda pourquoi Alphonse, si avide d’argent, n’avait pas tenté l’aventure. Elle leva les yeux vers la photo du défunt, semblant l’interroger du regard. Mais il était très superstitieux. Comme tout le monde au village, il n’avait jamais osé s’aventurer dans le souterrain car on le prétendait hanté par une wivre, une créature mi-femme, mi-poisson, qui dévorait tous ceux qui se hasardaient à approcher son repaire.

Pff… des sornettes toutes ces histoires, pensa Gervaise ! Comment Alphonse pouvait-il être à ce point crédule ! Un homme si intelligent et si cultivé !

Gervaise se redressa. Sa décision était prise. Demain, dès l’aube, elle se rendrait dans les souterrains du château et rechercherait ce fameux trésor. Personne n’avait jamais vu la wivre ! Ce monstre n’était qu’une pure invention dans l’esprit des gens faibles, à l’image de son pauvre mari.

Exaltée à l’idée d’être encore plus riche, elle coucha son fils puis se dirigea vers sa chambre. Elle plongea dans un sommeil où se côtoyaient pierres précieuses et sacs emplis d’or.

 

Le lendemain matin, lorsque les premières lueurs de l’aube apparurent à l’horizon, Gervaise éveilla Louis puis l’emmitoufla dans un petit manteau de laine épaisse, le cou enveloppé par une grosse écharpe. Ensuite, elle marcha en direction du château. La carte indiquait clairement l’entrée du souterrain, située un peu en retrait de l'édifice.

Elle déposa son fils devant l’entrée.

— Ne bouge pas, lui ordonna-t-elle en étendant sur l’herbe un tablier afin qu’il soit confortablement installé et qu’il ne prenne pas froid. Je reviens tout de suite.

Laissant le petit, Gervaise pénétra sans mal à l’intérieur de l’étroit passage. Elle ne pouvait s’empêcher de trembler un peu car, au fur et à mesure qu’elle avançait, l’obscurité s’épaississait. L’envie de faire demi-tour la saisit tout à coup. Mais, finalement, l’appât du gain fut le plus fort et finit par éloigner d’elle toute peur.

— Alphonse, c’est pour toi et pour notre garçon que je fais tout ça, murmura-t-elle afin de se donner du courage. Je veux que, là où tu es, tu sois fier de moi, toi qui as passé ta vie à me mépriser.

Elle sortit un cierge, un bougeoir et des allumettes du sac du toile dont elle avait pris soin de se munir. Après avoir fait quelques mètres, elle aboutit dans une vaste salle. Celle-ci était vide, à l’exception d’un coffre en bois qui trônait en plein milieu.

Quelle chance ! pensa-t-elle. C’est sans doute là-dedans que se trouve le trésor !

 Gervaise posa le bougeoir par terre et tenta de soulever le couvercle mais le coffre était hermétiquement fermé ! Elle sortit donc un pied-de-biche de son sac, arme redoutable contre les coffres réticents. Elle força le couvercle sans trop de mal et celui-ci s’ouvrit rapidement. Elle poussa un cri en découvrant son contenu. Sous ses yeux éblouis s’étalaient des milliers de pièces d’or,  ainsi que des pierres précieuses de toutes les couleurs ! Celles-ci scintillaient à la lueur du cierge. Gervaise, stupéfaite, demeura quelques secondes immobile. Elle dressa l’oreille, mais aucun bruit suspect ne venait troubler le silence de ce lieu enchanteur.

— Alphonse, comment as-tu pu être aussi stupide pour croire à l’existence de la wivre ? Tant pis pour toi  ! Me voici riche à présent et je profiterai toute seule de ce trésor ! songea-t-elle tout haut en ricanant. Tu dois te retourner dans ta tombe ! Allez, au boulot, il faut agir à présent !

Joignant le geste à la parole, Gervaise plongea les mains dans le coffre et emplit  son énorme sac d’argent et de pierreries. Lorsqu’il fut plein, elle quitta la salle en le traînant derrière elle puis se dirigea vers la sortie du souterrain. Une fois dehors, elle s’apprêta à récupérer Louis. Son cœur  se mit à battre très fort quand elle constata que celui-ci ne se trouvait plus à l’endroit où elle l’avait laissé !

— Louis ! Où es-tu ? s’écria-t-elle.

Pas de réponse. Midi sonnait au clocher de l’église. Elle ne pouvait pas regagner le village ainsi chargée, sous peine d'attirer l'attention. De plus, elle devait absolument retrouver son fils, qui était sans doute parti traîner autour du château. Saisie d’une profonde angoisse, elle dissimula son butin dans un bosquet puis partit à la recherche du petit garçon.

— Louis ! Louis ! hurlait-t-elle. Reviens, mon bébé, je t’en supplie ! Je t’aime ! Je ne veux pas te perdre !

Cependant, l’enfant demeurait invisible. Elle parcourut en long et en large les alentours du château, fit des allers-retours dans le village, interrogeant les gens. Personne n’avait vu son fils. Oubliant le sac, elle sillonna les environs de Mont-Saint-Jean, ivre de chagrin et persuadée qu’il était arrivé quelque chose de grave à Louis. Elle pleurait toutes les larmes de son corps, assaillie de remords, se reprochant avec véhémence sa négligence et sa cupidité. Si Louis ne revenait pas, elle en mourrait très certainement. Désespérée, elle s’assit sur un banc en pierre, prit sa tête dans ses mains et laissa éclater sa douleur. Elle suppliait Dieu et Alphonse de lui venir en aide :

— Rendez-le-moi ! Je vous en prie ! Je ferai tout ce que vous voulez ! promettait-elle.

Une vieille femme passa à ce moment auprès d’elle. Elle n’appréciait pas particulièrement Gervaise qu’elle trouvait froide et odieuse, mais elle fut touchée par sa peine. Elle lui demanda la raison d’une telle détresse. Gervaise lui conta sa triste mésaventure. La dame, attendrie par la sincérité de sa souffrance, lui dit :

— Malheureuse femme ! Tu ne sais donc pas que la wivre punit tous ceux qui osent  pénétrer dans son domaine ! Elle a probablement emmené ton fils tandis que tu ravissais son trésor. Tu ne le reverras sans doute jamais ! Rentre chez toi, prie et médite sur ton sort. C’est tout ce qu’il te reste à faire ! Peut-être le Seigneur aura-t-il un jour pitié de toi.

 

Résignée, Gervaise regagna sa demeure. À partir de ce jour, elle changea complètement d’attitude. Elle se rendit à la messe tous les dimanches, donnant à la quête des sommes exorbitantes. Elle distribua de l’argent à tous les pauvres qu’elle rencontrait. Monsieur le curé ne cessait de louer la  métamorphose inattendue de cette femme dont le cœur si dur l’effrayait quelques mois auparavant. Lorsque, par hasard, on évoquait devant elle la disparition de son fils, elle répondait invariablement :

— Je suis confiante. Il va revenir. C’est certain. Le Seigneur va bien finir par me pardonner mes erreurs.

— Pauvre Gervaise ! entendait-on dès qu’elle tournait les talons. Perdre son petit garçon l’a rendue folle, c’est certain !

— Elle l’a bien mérité, ricanait sa belle-mère. J’ai toujours su que mon fils avait épousé le diable ! Une malédiction a frappé notre famille le jour de leur mariage !

Un jour, Gervaise mit en vente sa belle demeure : elle avait tellement distribué d’argent qu’elle en manquait elle-même. Cependant, elle acceptait son sort avec résignation.

— Qu’importe ! se disait-elle. Une maison plus modeste me conviendra très bien. Mon Dieu ! Pourquoi n’ai-je pas saisi avant l’essentiel de la vie !

Les gens autour d’elle étaient stupéfaits. De jour en jour, l’esprit de Gervaise devenait plus serein, alors que sa fortune s’amenuisait au fil du temps.  Le calme dont elle faisait preuve déconcertait ses voisins... Tous les jours, elle se rendait près du souterrain, où elle passait de longues heures à attendre Louis. Le soir, harassée, elle rentrait chez elle, se promettant de revenir le lendemain dès que l’aurore pointerait son nez.

 

Quatre ans s’écoulèrent ainsi.

 

Un matin, dans le souterrain du château,la wivre qui s’éveillait s’étira et observa du coin de l'œil le petit garçon de huit ans qui jouait tranquillement près du bassin serti de pierreries de toutes les couleurs, indifférent à la queue de poisson qui tenait lieu de jambes à son amie.

— Petit Louis, annonça-t-elle, l’heure est venue pour toi de me quitter. Tu dois retourner au village. Ta mère a besoin de toi.

— Ma mère ? Ah oui ! s’écria l’enfant. La femme qui m’a abandonné devant l’entrée du souterrain pour venir voler ton or ! C’est toi ma mère à présent, et je veux rester ici !

La wivre le regarda tristement en plaçant sur son front un gros diamant vert.

— Elle a bien changé, tu sais, ta maman. Je l’observe parfois en cachette, quand je vais me baigner dans la rivière et qu’elle ramasse du bois pour faire du feu. Elle me fait pitié. S’il te plaît, obéis-moi. Tu dois ranger tes jouets et me quitter pour aller la retrouver.

L’enfant refusa et poursuivit son jeu.

 Alors, le regard de la wivre se durcit. Un rictus cruel tordit sa bouche.

— Si tu ne quittes pas ce château sur-le-champ, je te dévore, espèce de sale gosse ! hurla-t-elle, simulant la colère.

 L’enfant, épouvanté par le changement brutal de sa compagne, posa immédiatement le diamant avec lequel il jouait et s’engagea dans le souterrain. Juste après son départ, la wivre, abattue, murmura :

— Excuse ces paroles, petit Louis, mais je n’avais pas d’autre choix. Ta place est auprès de ta mère. Sa punition a assez duré. Elle a besoin de toi et tu as besoin d’elle.   Tu vas atrocement me manquer à présent. Ton absence sera cruelle. Je t'aime tant ! Cependant, je ne regrette pas ma décision car Gervaise a expié sa faute et mérite grandement de te retrouver. Elle saura te rendre heureux maintenant.

Des larmes jaillissaient de ses yeux. L’eau du bassin les engloutit, tandis que Louis se jetait dans les bras de sa maman qui, comme tous les matins, attendait son retour, assise devant le trou béant. L’enfant comprit qu’il ressentait encore un amour immense pour cette maman qui avait tout abandonné pour le revoir et n’avait jamais cessé de l’attendre.

Aujourd’hui, le château est habité par la famille Massoulier. On peut le visiter de mai à septembre, puis déambuler dans les rues du charmant village de Mont-Saint-Jean.

On se demande parfois ce qu’est devenue la wivre et si elle hante toujours les souterrains en quête d’un petit enfant à capturer pour meubler sa solitude. Mais il paraît que, privée de son ami Louis, un jour, elle quitta définitivement la région, emportant avec elle son précieux trésor.

 

La fée qui file

 

 

À l’ouest de Gevrey-Chambertin, un éperon barré[1] retient l'attention du promeneur qui se dirige vers la combe Lavaux. Parfois, on aperçoit des ruines de murs, qui pourraient être les vestiges d'un camp bâti lors du siège de Vergy[2]. En effet, on a découvert à cet endroit du mobilier médiéval qui, sans doute, appartenait au château qui se dressait jadis en ces lieux, le Château-Renard...

Triste matin d’automne pour la petite Angélique. Son père, le seigneur, venait de quitter la forteresse pour partir en croisade. La gamine pleurait toutes les larmes de son corps car elle allait devoir rester avec Berthe, sa marâtre, une femme aigrie qui ne supportait pas l’enfant. À la mort de son épouse, le chevalier, soucieux d’offrir à sa fille une présence féminine, s’était empressé de se remarier. Malheureusement, sa nouvelle femme avait bien vite pris en grippe Angélique, et tous les moyens étaient bons pour la faire souffrir. On disait même dans le village qu’on l’avait vue converser avec le diable en personne et qu’elle était dotée de terribles pouvoirs.

Par bonheur, la tante de la jeune fille était attendue le lendemain au château. Il était convenu que la dame emmènerait sa nièce pour passer quelques mois chez elle, à Vergy.

Courage, se dit l’enfant. Tante Isabelle arrive demain. Plus qu’une nuit à passer ici. Ensuite, je lui dirai que je souhaite rester avec elle jusqu’au retour de Père.

Elle s’endormit, confiante, ses bagages déjà bouclés.

Lorsqu’elle s’éveilla, elle fut surprise de trouver Berthe debout à son chevet au lieu de sa servante.

— Pauvre idiote, lui dit celle-ci, avant même que la gamine ait eu le temps de s’étirer. Tu crois que je vais te laisser partir d’ici et jouer les ingrates à m’abandonner dans ce château sinistre ? Pour punir ta méchanceté, je viens d’ensorceler la bâtisse. À présent, tous ceux qui se présenteront ici ne verront plus que des hauts murs envahis par les ronces. Ta chère tante pourra faire demi-tour car elle pensera que toi et moi avons quitté la place. Les rumeurs sont vraies : je suis réellement une puissante sorcière.

Là-dessus, elle éclata de rire, tandis qu’Angélique, désespérée, se laissait aller au chagrin.

— Tais-toi, sors de ce lit et habille-toi promptement ! ordonna la mauvaise femme. J’ai du travail pour toi, et si tu l’accomplis correctement, peut-être que je te laisserai partir.

Elle la conduisit dans une pièce située au sommet de la plus haute tour du château. Quand elle ouvrit la porte, elle lui dit :

— Voici ton nouveau domaine.

Angélique poussa un cri de stupeur  quand elle vit tout le chanvre qui jonchait le sol.

— Mets-toi de suite à l’ouvrage, ordonna Berthe en lui tendant un fuseau. Quand tu auras filé tout ce chanvre, j'annulerai le sort que j’ai jeté sur le château et te délivrerai.  Fais vite. Je veux de beaux écheveaux dès que possible !

Indifférente aux gémissements de détresse et aux supplications d'Angélique, la marâtre sortit en se frottant les mains. Elle referma la porte à double tour derrière elle, satisfaite du bon tour qu’elle venait de jouer à sa belle-fille.

Tout au long de la journée, Angélique essaya de filer le chanvre afin de satisfaire la sorcière. Mais la pauvre enfant n’y parvenait pas. Le travail n’avançait pas car on ne lui avait jamais appris à filer et il n’y avait personne ici pour lui venir en aide.

Finalement, épuisée, elle jeta le fuseau et alla s’étendre sur la paillasse qui lui tenait lieu de lit. Elle s’endormit enfin, après avoir longtemps pleuré à chaudes larmes.

Au milieu de la nuit, elle crut entendre dans un demi-sommeil une voix douce qui chuchotait à son oreille :

— Dors tranquille, petite Angélique. Tes sanglots sont parvenus jusqu’à moi et je vais t’aider à accomplir ta tâche.

La jeune fille s'éveilla tout à fait et se dressa sur un coude. Elle sursauta en voyant la belle dame qui se tenait devant elle. Elle se demanda comment celle-ci avait pénétré dans la tour.

C’est sûrement un rêve, pensa-t-elle.

Mais l’inconnue la détrompa rapidement.

— Je suis la fée de la Vau et je vis dans une grotte tout près de ton château. Mes pouvoirs sont plus grands que ceux de ta marâtre que je déteste. Je suis là pour te délivrer. Retourne te coucher et dors tranquille. Je n’ai pas ma pareille pour filer le chanvre.

Le lendemain, en s’éveillant, Angélique s’apprêta à retourner à l’ouvrage, persuadée qu’elle avait imaginé la scène de la nuit. Mais à la place de la masse informe de chanvre que Berthe lui avait montrée la veille, se trouvaient de nombreux écheveaux parfaitement filés et empilés les uns sur les autres ! Elle comprit donc que la fée était réellement venue pour travailler à sa place.

Lorsque la marâtre entra dans la pièce pour lui apporter du pain sec et de l’eau, elle s’arrêta, interloquée, sur le seuil.

— Voilà, Mère, dit Angélique en souriant. Ma besogne est terminée. Vous devez donc à présent respecter votre promesse et délivrer le château du mauvais sort que vous avez jeté.

— C’est impossible ! s’écria Berthe. Vous n’avez pas pu filer tout cela en une seule nuit.

— Il faut crois que si, rétorqua l’adolescente. À présent, je pense que je peux aller retrouver ma tante qui m’attend sans doute devant l’entrée.

Furieuse, la marâtre alla, bon gré mal gré, désenvoûter le château. Elle savait qu’on ne devait pas manquer à un serment, sous peine que le mauvais sort se retourne contre vous et elle n’avait pas envie de finir ses jours seule à Château-Renard. Angélique rejoignit sa tante, qui l’autorisa à rester jusqu’à ce que son père rentre des croisades.

Quelques années plus tard, Berthe était sur le point de rendre l'âme. Alors qu’elle agonisait, elle fit appeler sa belle-fille et la supplia de venir assister à sa dernière heure. Angélique, qui avait bon fond, accepta de suite. Elle s’assit à son chevet et accepta la main que sa marâtre lui tendait.

— Prends ma vie, murmura celle-ci.

En dépit de sa nature généreuse, Angélique sentit une bouffée de rancœur l'envahir en songeant à ce que sa belle-mère lui avait fait subir. En réponse à l'injonction de cette dernière, elle serra sa main très fort, persuadée de hâter sa fin.

Son désir de vengeance apaisé, la jeune fille repartit chez sa tante, heureuse d’avoir accompli son devoir.

Quelques années plus tard, son père revint de la guerre, accompagné par un jeune chevalier qui plut tout de suite à Angélique. Le mariage fut très vite célébré et, bientôt, naquit de cette union un petit garçon que l’on prénomma Matthieu.

La famille abandonna Château-Renard pour s’installer dans un nouveau château à Gevrey, beaucoup plus confortable.

 Depuis son mariage, Angélique avait perdu la douceur qui la caractérisait autrefois. Elle rabrouait ses servantes, ne supportait plus son fils, qu’elle giflait très souvent et parfois sans raison, devenait froide avec son époux qu’elle insultait sans cesse... Même son père la trouvait changée et ne comprenait pas ce qui avait provoqué ces bouleversements. 

Un jour, elle décida d’emmener Matthieu sur les lieux de son enfance.

— Attelez promptement les chevaux, ordonna-t-elle à l’écuyer de son mari, et conduisez-nous à Château-Renard.

Lorsqu’ils arrivèrent devant la forteresse, Angélique eut du mal à la reconnaître. Des ronces avaient envahi les murailles, et le petit jardin que sa mère entretenait amoureusement au temps des jours heureux mêlait lilas et chiendent. Çà et là poussaient encore quelques roses, uniques vestiges d’un passé glorieux. 

— Je vais te montrer le souterrain où je me cachais quand ma marâtre voulait me battre, dit-elle au petit garçon. Reste bien auprès de moi et ne lâche pas ma main parce que sinon, tu resteras prisonnier ici. Il y a une pièce secrète dans ce souterrain. Je me souviens qu’elle était toujours fermée à clef.

L’enfant, apeuré, s’empressa d’obéir à Angélique. Ils parcoururent quelques mètres. Matthieu, peu rassuré, supplia sa mère de faire demi-tour.

—Tais-toi donc, poltron ! s’écria-t-elle. Deviendrais-tu aussi lâche que ton poltron de père qui ne supporte pas la vue d’une araignée ?

Soudain, ils s’arrêtèrent, surpris. Quelqu’un était en train de chanter. C’était une voix féminine, très douce. Angélique comprit qu’elle provenait de la fameuse pièce. Elle hésita un court instant, puis tourna la poignée de la porte. Celle-ci n’était plus verrouillée et s’ouvrit de suite. Angélique n’en crut pas ses yeux. Il s’agissait d’une salle éclairée par une centaine de flambeaux. Au milieu brûlait un feu de bois qu’une femme toute ridée entretenait en fredonnant un refrain. Elle faisait griller des   tranches de lard sur le brasier.

— Rigaudin et Rigaudon, ceci est mon nom. Si la belle au roi le savait, bienheureuse, elle serait.

La vieille sourit en voyant Angélique.

— Approchez, belle dame. J’ai un service à vous demander. Pourriez-vous aller me quérir de l’eau au puits ? Ce vieux seau fera l’affaire, lui dit-elle en lui tendant l’objet.

Comme Matthieu allait s'emparer du seau, sa mère l’en dissuada en lui assénant une forte tape sur la main.

— On ne va tout de même pas rendre service à cette pauvre folle ! s’écria-t-elle. Mon fils, partons d’ici. Quant à vous, vilaine, je vous donne deux jours pour quitter ma demeure que vous occupez sans mon consentement. Si vous n’obéissez pas, je vous en ferai chasser par nos gardes qui prendront moins de précautions que moi !

La vieille leva la tête et cessa immédiatement de chanter. Elle fixa Angélique de ses petits yeux perçants dont toute bonté s’était envolée.

— Mauvaise femme ! commença-t-elle. Sans la pauvre folle que je suis, aujourd’hui tu croupirais dans ce château, prisonnière de ta marâtre. En effet, c’est moi qui t’ai sauvé la vie en filant le chanvre à ta place. Aujourd’hui, ton cœur  n’éprouve plus aucune pitié, ingrate, toi qui étais si bonne autrefois. Pour te punir, je vais te rendre à ta triste condition, mais en te laissant tes souvenirs. Ainsi, tu auras tout le temps de regretter d’avoir été aussi méchante avec moi, mais aussi avec tous les gens qui t’ont aimée, ton fils le premier. Ton époux rencontrera une autre femme et Matthieu aura une autre mère. Quant à toi, tu retrouveras ton cœur, celui que tu possédais avant de céder à la haine en souhaitant la mort de Berthe de toutes tes forces.

C’est alors qu’Angélique comprit le sens de ces terribles mots prononcés par sa  marâtre : « Prends ma vie ! ». La perfide, le jour de sa mort, avait pris sa main, afin de lui donner sa méchanceté, sachant qu’elle finirait bien par le regretter. Ce fut son ultime vengeance, une vengeance qu’elle avait mûrie, juste avant de préparer la décoction de plantes qui devait l’emmener au diable. En croyant hâter la fin de sa marâtre, la jeune fille était devenue la même créature monstrueuse qu’elle.

— Pitié ! hurla-t-elle en s’agenouillant devant la vieille femme. Je regrette d'avoir voulu me venger et vous supplie de me pardonner !

Pendant qu’elle demandait pardon, tout se mit à tourner autour d’elle. Elle ferma les yeux pour ne pas céder au vertige. Quand elle les rouvrit, elle se trouvait de nouveau dans la tour de Château-Renard, du chanvre répandu sur le sol. Elle comprit que Berthe se trouvait non loin d’elle et entrerait bientôt dans la pièce pour lui apporter sa maigre pitance. Personne ne viendrait la chercher dans cette forteresse ensorcelée. À l’heure qu’il était, son mari avait sans doute oublié jusqu’à son existence. Elle éclata en sanglots et cria très fort pour appeler la fée de la Vau. Hélas, personne ne répondit à ses appels.

Il paraît qu’aujourd’hui encore, la pauvre Angélique est prisonnière du sortilège de Berthe. Il ne reste pratiquement plus rien du château, que des lambeaux de murs envahis par les ronces. Perdue dans un monde hors du temps, la jeune fille pleure son bonheur disparu. Certaines nuits, on peut entendre ses sanglots résonner dans la forêt. Ils se confondent au bruit du vent dans les branches.

 Quant à la fée, elle vit toujours dans sa grotte, à la combe Lavaux. Émue par le repentir d’Angélique, elle songe à retourner l’aider de nouveau à filer le chanvre, afin de lui offrir une seconde chance. Mais il est inutile de chercher à les croiser. Toutes deux habitent un autre monde : celui où l’on croit encore aux contes de fées.      


[1] Promontoire rocheux dont l'isthme a été coupé par un retranchement, dans un but de fortification.

[2] La guerre de Vergy oppose entre 1183 et 1187 le duc Hugues III de Bourgogne à son seigneur vassal rebelle Hugues  de Vergy (1141-1217). Le duc assiège sans succès la forteresse pendant dix-huit mois. Les seigneurs de Vergy obtiennent la protection du roi Philippe Auguste qui fait lever le siège et condamne le duc à une lourde amende.

 

La dame de la Tour

 

Le château de Châteauneuf-en-Auxois fut la demeure de Catherine, une belle châtelaine, dont la vie s’acheva tragiquement un jour de 1456, sur un bûcher à Paris, après une condamnation pour sorcellerie. Son histoire est à présent gravée dans les murs de la célèbre bâtisse. Marie-Thérèse Mutin la raconte dans son livre, Catherine de Châteauneuf[1]. Mais il existe une autre histoire, beaucoup plus ancienne, bien moins connue et pourtant tout aussi tragique...

À cette époque, Jean, le seigneur du château, venait de fêter ses vingt ans. Ce jour-là, il rentrait de la chasse un peu plus tard qu’à l’accoutumée. On était au cœur du mois de juillet, et le soleil dardait encore ses rayons sur les tours de la forteresse qui se dressait fièrement sur la colline.

Jean aimait cette demeure que lui avait léguée son père à sa mort. Il adorait parcourir à pied ou à cheval les prairies et les forêts qui s’étendaient tout autour. Lorsqu’il quittait sa Bourgogne pour aller guerroyer dans de lointaines contrées, une immense nostalgie s’emparait de son cœur, et jamais il n’était aussi heureux que lorsqu’il regagnait sa terre natale.

À l’entrée du village se trouvait une fontaine. Épuisé, Jean descendit de cheval, avec l’idée de s’y désaltérer avant de regagner le château. Il fut surpris de constater qu’il n’y était pas seul ce soir-là. Assise sur un gros caillou se tenait une dame dont la beauté ne manqua pas de le surprendre. Elle portait une robe en soie brodée de dentelle et un voile recouvrait ses longs cheveux châtains. Jean vit de suite qu’elle était de condition noble. Pourtant, il était certain de ne l’avoir encore jamais rencontrée, ni ici, ni à Chaudenay, ni même à Dijon.

Après s’être salués, les jeunes gens échangèrent quelques banalités, mais le châtelain brûlait d’envie d’interroger la dame sur ses origines et de savoir de quelle famille elle provenait.

— Demeurez-vous près d’ici, noble Dame ? lui demanda-t-il. Il ne me semble pas vous connaître. Mais peut-être êtes-vous seulement en visite dans notre région ?

— La ville d’où je viens est très loin d’ici et vous ne la connaissez probablement pas.  À présent, veuillez m’excuser, je dois partir. On m’attend.

Elle se leva après avoir prononcé ces mots.

— Puis-je vous accompagner ? Les routes ne sont pas sûres et les brigands sont légion dans le coin.

Elle déclina sa proposition et lui ordonna de ne pas la suivre. Il se résolut à obéir, même s’il aurait tout donné pour savoir où la dame se rendait.

— Vous reverrai-je bientôt ? se hasarda-t-il à demander.

— Oui, je vous le promets. Mon nom est Brunissande. Soyez ici demain, à la même heure. Je vous y attendrai.

Le lendemain, la dame était effectivement présente au rendez-vous qu’elle avait fixé à Jean. Ils se revirent ainsi plusieurs soirs, pendant lesquels ils conversaient durant de longues heures, évoquaient de nombreux sujets... Le seigneur se plaisait en la compagnie de cette dame si cultivée. Pourtant, dès qu’il tentait d’aborder la question de sa naissance, invariablement, elle lui donnait la même réponse :

— C’est un secret. Je ne dois pas vous le révéler. Que je n’aie plus jamais à vous le demander sinon je disparaîtrai à tout jamais de votre vie !

Comme le ton de ses paroles était empli de menaces, Jean eut peur de ne pas revoir sa belle compagne. Il se tut donc. Un long silence s’installa. Le malaise augmentait au fil des minutes. Le chevalier ne savait comment se sortir d’une situation aussi embarrassante.

— Voulez-vous m’épouser ? demanda-t-il soudain, surpris par son audace. Il me semble que je ne peux plus me passer de votre présence.

Bien sûr, il supposait que Brunissande refuserait et fuirait devant tant d’aplomb. Il regrettait déjà ses mots.

— Oui, j’accepte bien volontiers, répondit-elle spontanément, ce qui étonna Jean. Cependant, avant que ne se déroulent les noces, vous devrez me promettre de me donner la clef d’une des tours du château. Celle-ci m’appartiendra exclusivement. À présent, cher ami, je regagne mon pays. Je reviendrai dans un an et un jour. Tâchez de tout préparer pour notre union.

Cette nuit-là, le damoiseau eut beaucoup de mal à trouver le sommeil. Il ne cessait de penser à sa promise. Orphelin depuis quelque temps déjà, il n’avait plus à se soucier de ce que dirait son père à propos de ce mystérieux mariage. Brunissande devait être elle-même seule et sans ascendance, puisqu’elle n’avait eu besoin d’aucune autorisation pour accepter sa demande. Dès le lendemain matin, il ordonna que l’on nettoie minutieusement la tour qu’il offrirait à sa fiancée. Puis il ferma la porte et cacha la clef dans sa chambre. Dorénavant, seule sa dame aurait le droit d’y pénétrer. Ensuite, il partit guerroyer pour occuper ce temps qui lui semblerait bien long jusqu’au retour de l’objet de ses désirs.

Et si elle m’avait menti ? se demandait-il avec angoisse. Et si elle ne tenait pas  parole ?

Cependant, les craintes de Jean étaient infondées. L’année suivante, Brunissande fut de retour à la date prévue. Les noces furent grandioses. La jeune femme s’installa avec joie à Châteauneuf. Elle avait amené avec elle plusieurs coffres qui contenaient des richesses : pierres précieuses, bijoux, pièces d’or, perles...

— Mes trésors sont désormais les tiens, dit-elle à son époux, alors qu’ils gagnaient la chambre nuptiale.

Jean lui donna la clef de la tour.  Elle la prit puis la rangea dans un tiroir après avoir remercié chaleureusement son époux. Elle se glissa ensuite à ses côtés dans le grand lit qui fut témoin toute la nuit de leurs ébats passionnés. Le chevalier s’aperçut vite que sa dame n’était pas vierge, mais il s’en moquait éperdument. Seul comptait à présent son bonheur tout neuf auprès de la superbe créature.

Le vendredi suivant, comme le seigneur partait de bon matin pour la chasse, Brunissande sortit la clef du tiroir puis courut s’enfermer dans sa tour, où elle passa de longues heures. Nul ne sut ce qu’elle y fit et lorsqu’elle en sortit, personne n’osa  lui demander quelles avaient été ses occupations.

À partir de ce jour, elle fit de même chaque vendredi. À sept heures tapantes, la châtelaine quittait sa chambre puis, après avoir passé ses vêtements, entrait dans la tour. Ensuite, elle en verrouillait soigneusement la porte afin que personne n’y pénètre à sa suite. Elle n’en ressortait que le soir à huit heures. Ce manège commençait à intriguer Jean, d’autant plus que les domestiques répandaient au sujet de sa femme des rumeurs odieuses.

— Et si notre maîtresse était une vilaine sorcière qui camoufle ses secrets dans cette maudite tour ? chuchotaient-ils dès qu’il avait le dos tourné. S’enfermer comme ça une journée entière n’est pas digne d’une noble dame.

Son page lui rapportait leurs propos, mais le seigneur refusait pourtant de croire à ces bruits colportés par des gens de peu de foi. Il décida néanmoins d’espionner son épouse dès le vendredi suivant.

Ce matin-là, comme chaque semaine, Brunissande embrassa son mari en lui souhaitant une bonne journée, puisque lui-même s’apprêtait à aller chasser. Aussitôt après, comme à l’accoutumée, elle retourna paresser dans son lit. Hélas, Jean nourrissait un autre dessein. Il se retira discrètement dans ses appartements et guetta la châtelaine. Dès qu’il la vit quitter sa chambre, il la suivit sans se faire repérer. Comme elle ne se doutait de rien, elle prit la clef, l’introduisit dans la grosse serrure, puis pénétra dans son refuge. Habitude ou négligence ? En refermant la porte, elle oublia de reprendre la clef qui resta donc à l’extérieur.

Jean sauta donc sur l’occasion pour s’en saisir. Ensuite, il attendit une heure environ, dissimulé non loin de la tour. C’est alors qu’il décida que le moment était venu d’y pénétrer pour observer les agissements de la jeune femme. Il entra brusquement dans l’édifice. La porte se referma bruyamment. Il resta figé sur le seuil, n’osant croire à l’horreur de ce qu’il voyait.

En effet, Brunissande, nue jusqu’à la taille, se baignait dans un bassin au milieu de quatre autres femmes, toutes plus belles les unes que les autres, assises sur la margelle. Les cinq créatures possédaient des queues de serpent à la place des jambes ! Jean, horrifié, ferma les yeux, pensant être victime d’un sortilège. Lorsqu’il les rouvrit, son épouse le regardait. Ses yeux verts, habituellement si doux, étaient emplis de haine.

— Espèce de traître ! s’écria-t-elle. Ta curiosité vient de briser l’amour qui nous liait, toi et moi. Peu après ma naissance, une terrible sorcière nous a condamnées, mes sœurs et moi, à devenir serpentes chaque vendredi. Néanmoins, nous avions le droit de mener une vie normale à condition d’obtenir la confiance de l’homme qui nous aimerait sans chercher à percer notre secret. Mes sœurs n’y sont pas parvenues. C’est pourquoi elles ont trouvé refuge ici avec moi. Je te pensais différent des autres. Je croyais en toi, mais tu ne vaux pas mieux qu’eux. À présent, nous sommes condamnées à errer sans cesse dans le néant. J’étais notre dernière chance de salut. Adieu, infâme curieux ! Nos routes se séparent ici même.

De ses yeux coulaient de grosses larmes. Le pauvre Jean regrettait son geste et, à genoux, implorait Brunissande :

— Je vous en supplie ! Restez à mes côtés ! Je vous aime malgré ce que je viens de découvrir ! Jamais personne ne connaîtra votre secret, et vos sœurs pourront demeurer en toute tranquillité dans ce château. Je vous en fais serment. Tout ce que je souhaite, c’est vous garder, ma bien-aimée !

Mais pendant qu’il parlait, les femmes se jetaient dans le bassin, puis disparaissaient les unes après les autres, comme happées par une force diabolique. Quand il ne resta plus que son épouse au bord de l’eau, il se précipita vers elle et tenta de la retenir. En vain... Elle disparut elle aussi, emportée par le néant.

Jean demeura seul dans la tour. La tête dans les mains, il pleurait sans retenue, tandis que le bassin s’évanouissait à son tour. Il suppliait la mort de venir rapidement le chercher. Enfin, il se décida à sortir de ce lieu maudit. Il referma la porte, puis jeta la clef dans le fossé du château. Le lendemain, il quitta Châteauneuf, et l’on ne le revit plus jamais.

Certains vendredis, à la tombée de la nuit, on peut entendre des pleurs et des cris de douleur qui semblent provenir des fossés du château. On dit que c’est la pauvre Brunissande qui, inlassablement, clame sa souffrance en ruminant la trahison de son mari.


[1] Paru aux Éditions Mutine

 

 

Étrange mariage à Duesme

 

 

Dans le canton d’Aignay-le-Duc, plantés au-dessus d’un éperon rocheux, se trouvent les vestiges de l’ancienne forteresse médiévale de Duesme. Aujourd’hui, on ne peut en voir que des ruines qu’une association s’efforce de mettre au jour, mais autrefois, la bâtisse était imposante et comportait plusieurs tours.

Au XIIe siècle et jusqu’en 1355, il fut la propriété des seigneurs de Duesme, dont l’un mourut en croisade. Yolande, son épouse, hérita du château dans lequel elle vivait avec Isabelle, sa fille. La petite n’avait que quelques mois lorsqu’on apprit le décès de son père. La châtelaine avait aimé son époux et ne se lassait pas des nuits de plaisir qu’il savait lui faire vivre. Peu de temps après qu’il soit parti à Jérusalem, elle s’aperçut qu’elle était enceinte. Durant toute sa grossesse, elle espéra le retour du chevalier, mais, alors qu’elle endurait les affres de l’accouchement, le meilleur ami de celui-ci vint lui annoncer qu’elle était veuve depuis quelques jours déjà. La naissance de sa fille lui donna la force et le courage de s’accrocher à la vie. La jeune femme n’avait que seize ans. Elle jura ce jour-là qu’aucun homme ne remplacerait le sien.

Mais les années passèrent. La beauté de Yolande grandit et les hommes admiraient sa taille fine et son doux visage auréolé d’une longue chevelure dorée. Beaucoup la demandaient en mariage, mais elle refusait toujours.

— Jamais je ne trahirai la mémoire de mon époux, répétait-elle invariablement lorsqu’on lui demandait sa main.

Cependant, lorsque la nuit tombait, Yolande retrouvait en secret un page qui venait de prendre son service au château. Leur histoire dura plusieurs mois. Quelque temps plus tard, la châtelaine s’éprit de son jardinier et n’hésita pas à renvoyer le page. Elle se mit peu à peu à mener une vie dissolue, passant de bras en bras, sans même se soucier de la présence d’Isabelle qui grandissait et ne comprenait pas pourquoi ce n’était jamais le même homme qui dormait dans le lit de sa maman quand, souvent, elle la rejoignait dans sa chambre. Yolande, certes, aimait sa fille, mais elle aimait encore plus sa propre personne. Ainsi, elle s’adonnait avec volupté aux plaisirs que lui procurait son corps. Chaque matin, elle interrogeait son miroir, terrorisée à l’idée de voir apparaître sa première ride. Il ne se passait pas une journée sans qu’elle envoie ses suivantes au village afin d’acheter des tissus pour se faire coudre de belles robes. Comme elle ne manquait pas d’argent, elle organisait des fêtes au château, ce qui lui permettait de rencontrer des hommes riches et beaux, qui cédaient très vite à ses charmes.

Morose, Isabelle s’ennuyait. Elle venait d’atteindre ses quinze ans et ne manifestait pas le désir de prendre un époux, malgré l’insistance de sa mère qui aurait souhaité qu’elle quitte le château. Celle-ci ne manquait pas de lui présenter des soupirants, qu’elle éconduisait systématiquement. Pieuse, ses sorties se résumaient à aller écouter la messe dans la chapelle du château. Quand le soir tombait, elle montait en haut d'une tour afin d'admirer le coucher du soleil, son passe-temps favori en été. Elle passait peu de moments avec sa mère et vivait recluse dans ses appartements, en compagnie de Blanche, sa petite servante, avec qui elle aimait filer la laine.

Un matin, un hurlement éveilla Isabelle. Comme il venait de la chambre de Yolande, elle s’y précipita, tremblante à l’idée que sa mère soit malade. En effet, elle avait constaté qu’à présent, la châtelaine dormait très souvent seule et ne comprenait pas pourquoi les hommes désertaient sa couche. Cette dernière avait également perdu le sourire, mais, comme elle refusait de se confier à sa fille, Isabelle se taisait pour ne pas la contrarier. Quand l’adolescente la rejoignit, la dame de Duesme gisait au sol, au pied de son miroir. Elle était en pleurs.

—  Va-t'en ! lui cria-t-elle.

Ce que fit sur-le-champ Isabelle, effrayée. Yolande, aussitôt, se releva et verrouilla la porte. Ensuite, elle se dressa devant le miroir, espérant se tromper. Mais non, la réalité était bien là. Des rides étaient apparues au coin de sa bouche et d’autres cernaient ses yeux. Ce qu’elle redoutait depuis longtemps était hélas arrivé durant la nuit, du moins, le croyait-elle : elle allait devoir renoncer à sa jeunesse. Envolées les longues étreintes au clair de lune, ainsi que les déclarations enflammées des amants. Elle devrait passer le temps qui lui restait à vivre à se morfondre sur ses amours mortes. Non, ça elle ne le supporterait pas. Il lui fallait agir de suite. Heureusement,  elle pensait avoir trouvé la solution.

Quand la nuit fut tombée, elle sortit du château et se rendit à la chaumière de Catherine, une sorcière réputée pour ses envoûtements à plusieurs lieues à la ronde. La  villageoise avait failli plusieurs fois être arrêtée mais, très maligne, elle avait échappé aux gens d’armes qui n’étaient jamais parvenus à réunir les preuves nécessaires pour la condamner au bûcher.

—Vendredi, c’est la pleine lune.  À minuit, tu appelleras trois fois Satan, juste avant d’avaler cette potion, ordonna Catherine en tendant à sa visiteuse un flacon soigneusement enveloppé dans un chiffon. Là, tu feras exactement ce qu’il te demande et, ainsi, tu obtiendras la jeunesse éternelle.

Satisfaite, Yolande rentra au château et attendit avec impatience le jour convenu.

— Je suis épuisée, dit-elle à Isabelle. Mon enfant, veille à ce que personne ne vienne me déranger ce soir.

Isabelle acquiesça, avant de regagner elle-même son lit où elle s’endormit rapidement. Sa mère semblait avoir retrouvé son calme et ne lui donnait plus aucune raison de s’inquiéter depuis cette fameuse matinée où elle l’avait retrouvée couchée par terre.

— Satan ! Viens à moi ! invoqua Yolande à trois reprises, le flacon à la main.

Puis elle avala le breuvage en fermant les yeux. Lorsqu’elle les rouvrit, le diable se tenait devant elle. Elle fut immensément effrayée par son corps couvert de poils noirs, sa face semblable à celle d’un bouc, ses cornes et sa longue queue fourchue, mais trop tard. Elle ne pouvait plus revenir en arrière. Elle voulait à tout prix conserver la beauté de sa jeunesse et effacer ses rides naissantes. Le cœur battant, elle attendait de savoir ce qu’il lui demanderait en contrepartie.

— Je veux que tu me donnes ta fille, lui annonça-t-il. Le mariage devra avoir lieu dans sept jours exactement ici même. Pas la peine d’appeler un prêtre. Dès qu’elle aura répondu « oui » à ma demande, je l’emmènerai avec moi. Tu n’entendras plus jamais parler d’elle jusqu’à ta mort, où tu la retrouveras, car son âme et la tienne m’appartiendront pour l’éternité. Es-tu d’accord ?

Yolande hésita car, même si elle n’éprouvait pas de grands sentiments pour son enfant, elle ne lui souhaitait pas de malheur et la livrer à Lucifer n’était pas forcément une belle promesse d’avenir. Mais un regard dans le miroir lui suffit pour prendre sa décision. Jamais elle ne supporterait de devenir une vieille femme.

— Marché conclu, murmura-t-elle.

Satisfait, Satan quitta la chambre dans un nuage de fumée. La châtelaine constata que ses rides avait disparu et que son visage était de nouveau parfaitement lisse.

La semaine suivante, au matin du vendredi, Yolande appela Isabelle et lui demanda de revêtir sa plus jolie robe pour le dîner. Elle avait interdit aux domestiques d’entrer dans la grande salle à partir de huit heures du soir, afin de mettre son plan à exécution.

— Si vous enfreignez mes ordres, il vous en coûtera, les menaça-t-elle.

Quand Isabelle descendit de sa chambre , elle fut surprise de voir trois couverts sur la table. Depuis quelques jours, elle trouvait que sa mère avait le teint plus rose qu’avant, qu’elle avait retrouvé sa joie de vivre. Celle-ci riait sans cesse, des gloussements qui, d’ailleurs, finissaient par énerver la jeune fille.

— Pour qui est la troisième assiette, Mère ? demanda-t-elle, intriguée.

Yolande esquiva la réponse, alors que l’on frappait à la porte. Un homme de belle allure entra. C’était le diable qui avait pris l’apparence d’un noble chevalier. Méfiante, Isabelle le salua du bout des lèvres. Quelque chose la dérangeait dans ce personnage, mais elle n’aurait pas trop su dire quoi. Ils s’assirent.

— Ma fille, je vous présente le sire Gaucher, votre futur époux. En effet, le moment de vous marier est arrivé et votre mariage sera célébré dès ce soir.

— Très bien, acquiesça Isabelle. Chère mère, je sais qu’il est de mon devoir de vous obéir. Seigneur, continua-t-elle en plongeant ses yeux dans ceux de l’inconnu, puis-je vous demander où se situe votre château et ce que représentent ces chauves-souris en armoiries sur votre blason ? Il ne me semble pas les avoir déjà vues ailleurs. Il faut dire que je sors si peu…

Satan, décontenancé par l’aplomb de la jeune châtelaine, avala un verre de vin avant de lui répondre ;

— Mon domaine est lointain, mais il est immense, belle damoiselle. Je commande à des légions entières. Accepterez-vous de devenir mon épouse ?

Isabelle ignora sa question. Elle désirait en savoir bien plus sur son « fiancé » avant d’accepter sa proposition car elle avait cru percevoir un éclair maléfique dans le regard de l’inconnu. De gros soupçons naissaient en elle. Néanmoins, elle ne se décontenança pas et, forte de sa foi, elle poursuivit la conversation.

— Dites-moi, poursuivit-elle, amusée en constatant que son interlocuteur avait du mal à dissimuler son embarras. Est-ce que dans la chapelle de votre château, l’on vénère Notre-Dame ? Est-ce qu’on y prie Jésus-Christ, comme il convient à tout bon chrétien ?

Satan se mit alors à trembler en entendant prononcer ces noms qu’il redoutait plus que tout, tandis que Yolande, effrayée par la tournure que prenaient les événements, gardait la tête basse.

— Bien, reprit Isabelle. J’ai faim. Il est temps de commencer. Ces queues de rat que vous avez, je crois, vous-même cuisinées, me semblent excellentes.

Comment a-t-elle pu deviner la nature du plat ? songea Yolande. Cette gamine est insupportable. Elle m’a toujours espionnée. Vivement que je sois débarrassée d’elle. Que l’Autre en finisse !

Alors soudain,  Isabelle se leva. Elle fit le signe de la croix, tout en prononçant ces mots :

— Seigneur ! Bénissez ce repas et permettez à notre hôte de…

Elle n’eut même pas le temps d’achever sa prière. Satan poussa un rugissement de colère. Tandis qu’il se contorsionnait, en proie, semblait-il, à de grandes douleurs, il reprenait peu à peu son apparence diabolique. Furieux, il frappa de son pied le sol qui s’ouvrit pour l’engloutir dans une mer de flamme. Il venait de regagner l’enfer… seul.

Quand le calme fut revenu, Isabelle se tourna vers sa mère. Yolande avait à présent l’aspect d’une vieille femme. Elle était voûtée et son visage était couvert de rides. De ses longs cheveux dorés ne restait plus qu’une tignasse qui oscillait entre le gris et le blanc. On aurait dit que sa robe allait craquer, tant sa taille s’était épaissie.

— Allons faire quelques pas, mère, proposa Isabelle, un petit sourire au coin des lèvres. Peut-être que notre prêtre consentira à vous entendre en confession, à défaut de célébrer mon mariage avec votre ami… Comment s’appelle-t-il déjà ?

La châtelaine se leva avec peine de sa chaise, puis, ayant pris le bras de sa fille, consentit à la suivre en boitillant. Elle savait que ses jours étaient comptés...

 

 

Biographie

Sandra Amani

Sandra Amani est une auteure bourguignonne, demeurant à Dijon. Née à Paris, elle a grandi dans le Morvan, à la Roche en Brenil. Elle a ainsi passé son enfance en compagnie d’un grand-père qui adorait l’emmener dans les forêts et lui conter les légendes des lieux par où ils passaient, des pierres mystérieuses, des châteaux en ruines. Cette magie ne l’a jamais quittée et aujourd’hui,elle fait perdurer le souvenir de cet homme en publiant de belles histoires.

Professeur de français, elle débuta sa carrière en écrivant des romans pour la jeunesse. Le premier s’intitulait Rendez-vous avec un fantôme. C’était en 2001. Deux autres ont suivi. Puis, en 2004, elle fut contactée par les Editions de l’Escargot savant, qui lui demandèrent d’écrire des légendes du Morvan. Ce fut le début d’une longue série de publications, ayant toutes pour thème les légendes et le mystère : Légendes du Morvan, Histoires extraordinaires de châteaux en Bourgogne, Légendes du vignoble, Mystères du Nivernais (De Borée), puis les Chemins du mystère et d’autres légendes du Morvan aux éditions Temps impossibles, son éditeur actuel.  Elle a également adapté certaines de ses légendes en livres pour enfants (Le Poron de l’étoile, le Poron des lutins) et scénarisé trois bandes dessinées (Légendes du Morvan, Légendes et mystères de Bourgogne et le Songe de Charlemagne, qui relate l’histoire de la basilique de Saulieu).
Ses livres sont disponibles dans toutes les librairies de Bourgogne ou sur commande.  
amani.sandra7@gmail.com
www.tempsimpossible.com